CHANGEMENTS DE PARADIGMES
by Ploum on 2024-04-02
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Lorsque je lisais, dans les années 1990, des Spirou et Fantasio se
passant dans les années 50 ou 60, le monde me semblait très proche du
mien. Certes, les voitures avaient des formes différentes, les
téléphones avaient des cadrans rotatifs à la place des touches, il y
avait des pompistes pour servir l’essence et des juke-box à la place des
chaines hifis. Mais, globalement, tout était reconnaissable.
Lorsque mon aînée a dû passer un test de vue, vers 5-6 ans,
l’ophtalmologue lui a demandé de reconnaître des images stylisées sur
une vieille diapositive.
— Une maison !
Il s’approche alors de nous et nous dit qu’elle a un gros problème de
vue. Mon épouse et moi nous écrions en même temps : « Mais c’est un
téléphone à cadran ! Un objet qu’elle n’a jamais vu de sa vie et dont
elle n’a même pas entendu parler ! »
En 2007 est apparu le smartphone, qui succédait au GSM lui-même
popularisé fin des années 90, début des années 2000. Un GSM qui, jusque
là, à cause de son coût et de son manque de réseau, ne remplaçait jamais
totalement le téléphone fixe. Je me souviens d’un camp scout où les
chefs disposaient d’un GSM en cas d’urgence. Ledit appareil ne
fonctionnait qu’en haut de la colline… à côté de la cabine téléphonique.
Le changement de paradigme des téléphones mobiles est radical,
effrayant. Nous sommes en permanence connectés. Nous « chattons »
partout et tout le temps, un truc à peine imaginable avant les années
2000.
Je me souviens d’avoir lu, vers cette époque, un article expliquant que
certains nerds de San Francisco discutaient via Internet avec leurs
propres colocataires qui étaient dans la chambre d’à côté. C’était
hallucinant, incompréhensible. C’est aujourd’hui la norme.
Le monde de Spirou et Fantasio semble incroyable à mes enfants : pas
d’ordinateur, pas d’Internet, pas de téléphone mobile, pas de GPS. Pas
moyen de se contacter instantanément ni de savoir où on est ! La plupart
des auteurs de fiction modernes en sont réduits à utiliser des
subterfuges narratifs pour contourner l’hyperconnexion : il n’y a
justement pas de réseau dans la maison hantée, les randonneurs dans la
forêt ont justement laissé leur GSM tomber dans la rivière. Parfois, ils
utilisent cette psychose qui affecte désormais l’immense majorité de
l’humanité : « Mon Dieu, je n’ai presque plus de batterie ! »
Nous avons vécu, ces 20 dernières années, une révolution comparable à
l’électrification des ménages. Il est encore trop tôt pour en tirer les
impacts réels à long terme.
Mais une chose est sûre : ces impacts seront plus importants que tout ce
que nous pouvons imaginer.
Pourtant, la frénésie médiatique autour des blockchains puis de l’IA me
fait dire que cela sent la fin de la période « folle », de ce temps
d’exubérance, d’enthousiasme où l’on découvre chaque jour de nouvelles
applications à ce nouveau paradigme. Un peu comme l’enthousiasme pour la
voiture qui a eu lieu entre 1920 et 1960, nous promettant les voitures
volantes et, à la place, remplaçant les trains par des autoroutes. Le
paradigme une fois installé, le marketing a tenté, avec un succès
certain, de maintenir l’enthousiasme sur des détails : le look de la
voiture, le confort, l’ordinateur de bord, la frime ou, plus récemment
avec les voitures électriques, l’aspect pseudoécologique. Mais toujours
avec un paradigme bien installé.
Ce nouveau paradigme de l’ubiquité d’Internet, nous allons désormais en
découvrir le prix à payer, ses inconvénients, les changements qu’il va
avoir sur l’espèce toute entière. En bien comme en mal.
Inutile de lutter : comme pour l’électrification, il n’y aura pas de
marche arrière. Ce n’est d’ailleurs certainement pas souhaitable.
Il est sans doute fini le temps de l’innovation à tout prix comme outil
marketing, de la quête de nouvelles manières d’utiliser Internet afin de
faire le buzz. La révolution est là, elle a eu lieu. Elle a été
tellement rapide qu’elle a laissé de côté beaucoup d’enjeux à long
terme, qu’elle a donné un pouvoir démesuré à quelques psychopathes qui
comptent bien l’exploiter. Il est temps de consolider, d’observer et
d’analyser ce que nous avons fait, de développer plus « sagement » en
réfléchissant aux impacts de ce que nous faisons.
L’ubiquité de l’électricité, l’ubiquité de la voiture, l’ubiquité
d’Internet : des changements de paradigme fondamentaux.
Quel sera le suivant ? C’est la question à plusieurs centaines de
milliards. Personnellement, je ne peux que croiser les doigts pour que
ce soit remettre en cause l’ubiquité de la voiture.
Adapté de mon journal du 29 mars 2024
Image issue de Camille Flammarion et coloriée par Heikenwaelder Hugo
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