40 ANS DE GNU
by Ploum on 2023-09-27
https://ploum.net/2023-09-27-40ans-gnu.html
Richard Stallman ne voulait pas changer le monde. Il ne voulait pas se
battre contre les moulins à vent. Il ne voulait pas réinventer la roue.
Richard Stallman voulait simplement retrouver ses amis, sa communauté.
Pour ce jeune homme barbu et rondouillard, les relations sociales
n’avaient jamais été simples. Toujours plongé dans les livres et adorant
résoudre des casse-têtes logiques, le jeune homme avait toujours eu un
peu de mal à trouver sa place. Il avait beau adorer la compagnie, les
longues discussions et la danse, ses intérêts pour les mathématiques
semblaient toujours un peu en décalage. Son humour, surtout, était
souvent mal perçu au point de choquer ou d’effrayer. C’est au
laboratoire d’Intelligence Artificielle du MIT qu’il avait enfin eu
l’impression d’être entièrement à sa place. Les jours et les nuits
devant un écran, les doigts sur un clavier, entourés de personnes qui,
comme lui, ne cherchaient que des problèmes à résoudre. À résoudre de la
manière la plus simple, la plus élégante, la plus rigolote ou la plus
absurde. Pour l’amour de l’art, par besoin ou par simple envie de faire
une blague potache.
RMS, ainsi qu’il se présentait chaque fois que l’ordinateur lui
affichait le mot "login:", était heureux.
Mais le vent changeait. En 1976, le très jeune dirigeant d’une obscure
société vendant un compilateur BASIC s’était fendu d’une longue lettre
ouverte à la communauté des utilisateurs d’ordinateurs. Dans cette
lettre, il suppliait les amateurs d’ordinateurs d’arrêter de partager
des logiciels, de le modifier, de les copier. À la place, arguait-il, il
faut acheter les logiciels. Il faut payer les développeurs. Bref, il
faut faire la différence entre les développeurs payés et les
utilisateurs qui paient et n’ont pas le droit de comprendre comment le
programme fonctionne.
S’il l’a lue, la lettre est passée au-dessus de la tête de Richard. Ce
que produit ce jeune William Gates, dit Bill, et sa société « Micro-
Soft » ne l’intéressait pas à l’époque. Il sait bien que l’esprit
« hacker » est celui du partage, de la curiosité. Ken Thompson,
l’inventeur d’Unix, n’avait jamais caché son désir de partager toutes
ses expérimentations. Lorsque les avocats d’AT&T, son employeur, avaient
commencé à rechigner en déposant la marque UNIX puis en interdisant tout
partage, lui, Dennis Ritchie, Brian Kernighan et leurs comparses
s’étaient amusés à contourner toutes les règles. Le code source se
transmettait via des bandes « oubliées » dans un bureau voire sur les
bancs des parcs. Le code source entier d’UNIX, annoté et commenté par
John Lions pour servir de support éducatif à ses étudiants, se targuait
d’être le livre d’informatique le plus photocopié du monde malgré
l’interdiction d’en faire des copies.
Les Bill Gates et leurs armées d’avocats ne pourraient jamais venir à
bout de l’esprit hacker. Du moins, c’est ce que Richard Stallman pensait
en travaillant à sa machine virtuel LISP et à son éditeur Emacs.
Jusqu’au jour où il réalisa qu’une société, Symbolics, avait
graduellement engagé tous ses collègues. Ses amis. Chez Symbolics, ceux-
ci continuaient à travailler à une machine virtuelle LISP. Mais ils ne
pouvaient plus rien partager avec Richard. Ils étaient devenus
concurrents, un concept inimaginable pour le hacker aux cheveux en
bataille. Par bravade, celui-ci se mit alors à copier et implémenter
dans la machine LISP du MIT chaque nouvelle fonctionnalité développée
par Symbolics. À lui tout seul, il abattait le même travail que des
dizaines d’ingénieurs. Il n’avait bien entendu pas accès au code source
et devait se contenter de la documentation de Symbolics pour deviner les
principes de fonctionnement.
Le changement d’ambiance avait été graduel. Richard avait perdu ses
amis, sa communauté. Il avait été forcé, à son corps défendant, de
devenir un compétiteur plutôt qu’un collaborateur. Il ne s’en rendait
pas complètement compte. Le problème était encore flou dans sa tête
jusqu’au jour où une nouvelle imprimante fit son apparition dans les
locaux du MIT.
Il faut savoir que, à l’époque, les imprimantes faisaient la taille d’un
lit et avaient pas mal de problèmes. Sur la précédente, Richard avait
bricolé un petit système envoyant automatiquement une alerte en cas de
bourrage. Il n’avait pas réfléchi, il avait pris le code source de
l’imprimante et l’avait modifié sans se poser de questions. Mais, contre
toute attente, le code source de la nouvelle imprimante n’était pas
livré avec. Le monde de l’informatique était encore tout petit et
Richard avait une idée de qui, chez Xerox, avait pu écrire le logiciel
faisant fonctionner l’imprimante. Profitant d’un voyage, il se rendit
dans le bureau de la personne pour lui demander une copie.
La discussion fut très courte. La personne n’avait pas le droit de
partager le code source. Et si elle le partageait, Richard devait signer
un accord de non-divulgation. Il n’aurait, à son tour, pas le droit de
partager.
Pas le droit de partager ? PAS LE DROIT DE PARTAGER ?
Le partage n’est-il pas l’essence même de l’humanité ? La connaissance
ne repose-t-elle pas entièrement sur le partage intellectuel ?
Le ver glissé dans le fruit par Bill Gates commençait à faire son œuvre.
Le monde commençait à souscrire à la philosophie selon laquelle faire de
Bill Gates l’homme le plus riche du monde était une chose plus
importante que le partage de la connaissance. Que la compétition devait
nécessaire venir à bout de la collaboration. Les hackers avaient fini
par enfiler une cravate et se soumettre aux avocats.
S’il ne faisait rien, Richard ne retrouverait plus jamais ses amis, sa
communauté. Bouillonnant de colère, il décida de reconstruire, à lui
tout seul, la communauté hacker. De la fédérer autour d’un projet que
n’importe qui pourrait partager, améliorer, modifier. Que personne ne
pourrait s’approprier.
Il nomma son projet « GNU », les initiales de « GNU’s Not Unix » et
l’annonça sur le réseau Usenet le 27 septembre 1983. Il y a 40 ans
aujourd’hui.
Bon anniversaire GNU.
Après cette annonce, Richard Stallman allait se mettre à réécrire chacun
des très nombreux logiciels qui composaient le système Unix. Tout seul
au début, il créait le système GNU de toutes pièces. Son seul échec fut
le développement d’un noyau permettant de faire tourner GNU sur des
ordinateurs sans avoir besoin d’un système non-GNU. Richard percevait le
problème, car, en plus de coder, il développait la philosophie du
partage et du libre. Il inventait les fondements du copyleft.
En 1991, en s’aidant des outils GNU, dont le compilateur GCC, un jeune
Finlandais, Linus Torvalds, allait justement créer un noyau à partir de
rien. Un noyau qu’il allait mettre sous la licence copyleft inventée par
Stallman.
Mais ceci est une autre histoire…
Lectures suggérées :
====================
* Richard Stallman et la révolution du logiciel libre, par Richard
Stallman, Sam Williams et Christophe Masutti
* The Daemon, the Gnu and the Penguin, par Peter H. Salus
* UNIX, A history and a Memoir, par Brian Kernighan
* Lion’s Commentary on UNIX 6th Edition with Source Code, par John Lions
Lettre ouverte aux utilisateurs d’ordinateurs, par Bill Gates
https://fr.wikipedia.org/wiki/An_Open_Letter_to_Hobbyists
POUR UNE POIGNÉE DE FOLLOWERS
by Ploum on 2023-07-23
https://ploum.net/2023-07-23-pour-une-poignee-de-followers.html
Pour une raison que j’ignore, mon compteur d’abonnés sur Mastodon s’est
emballé et vient de franchir le cap de 6700. Ce chiffre porte une petite
symbolique pour moi, car je ne pense pas l’avoir jamais franchi sur
Twitter.
Ploum sur Mastodon
https://mamot.fr/@ploum
Si mes souvenirs sont bons, j’ai quitté Twitter avec environ 6600
abonnés, Google+ avec 3000 abonnés, Facebook avec 2500, LinkedIn et
Medium avec 1500. Mastodon serait donc le réseau où j’ai historiquement
le plus de succès (si l’on excepte l’éphémère compte Twitter du « Blog
d’un condamné » qui avait attiré plus de 9000 personnes en quelques
jours).
Faut-il être heureux que mon compte Mastodon fasse mieux en six ans que
mon compte Twitter entre 2007 et 2021, date de sa suppression
définitive ?
Où peut-être est-ce l’occasion de rappeler que, tout comme le like, dont
j’ai précédemment détaillé l’inanité, le nombre de followers est une
métrique absurde. Fausse. Et qui devrait être cachée.
Pour l’abolition du like
https://ploum.net/pour-labolition-du-like/index.html
Où l’on sépare les comptes qui comptent de ceux qui ne comptent pas
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Les réseaux sociaux commerciaux vous vendent littéralement l’impression
d’être suivis. Il n’y a aucun incitant à offrir un compte correct. Au
contraire, tout est fait pour exagérer, gonfler.
Vos followers sont donc composés de comptes de robots, de comptes de
sociétés qui suivent, mais ne lisent de toute façon pas les contenus, de
comptes générés automatiquement et de toute cette panoplie de comptes
inactifs, car la personne est passée à autre chose, a oublié son mot de
passe ou, tout simplement, est décédée.
Sur Mastodon, mon intuition me dit que c’est « moins pire » grâce à la
jeunesse du réseau. J’y ai déjà néanmoins vu des comptes de robots, des
comptes de personnes qui ont testé et n’utilisent plus Mastodon ainsi
que des comptes doublons, la personne ayant plusieurs comptes et me
suivant sur chacun.
Au final, il y’a beaucoup moins d’humains que le compteur ne veut bien
nous le laisser croire.
Où l’on se pose la question de l’utilité de tout cela
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Mais même lorsqu’un compte représente un humain réel, un humain
intéressé par ce que vous postez, encore faut-il qu’il vous lise lorsque
votre contenu est noyé dans les 100, 200 ou 1000 autres comptes qu’il
suit. Ou, tout simplement, n’est-il pas sur les réseaux sociaux ce jour-
là ? Peut-être vous a-t-il vu et lu, entre deux autres messages.
Et alors ?
Je répète en anglais parce que ça donne un style plus théâtral.
So what ?
So feukinne watte ?
Vous êtes-vous déjà demandé à quoi pouvaient bien servir les followers ?
Tous ces autocollants vous invitant à suivre sur Facebook et Instagram
la page de votre fleuriste, de votre plombier ou de votre boulangerie ?
Sérieusement, qui s’est un jour dit en voyant un de ces autocollants
« Cool, je vais suivre mon fleuriste, mon plombier et ma boulangère sur
Facebook et Instagram » ?
Et quand bien même certains le font, certainement tonton Albert et
cousine Géraldine qui n’habitent pas la ville, mais soutiennent la
boulangère de la famille, pensez-vous que ça ait le moindre impact sur
le business ?
À l’opposé, je suis avec assiduité une centaine de blogs par RSS. Je lis
tout ce que ces personnes écrivent. Je réagis par mail. Je les partage
en privé. J’achète également tous les livres de certains de mes auteurs
favoris. Pourtant, je ne suis compté nulle part comme un follower.
Où l’on a la réponse à la question précédente
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Militant pour le logiciel libre, le respect de la vie privée et le web
non commercial, on pourrait arguer que mon public se trouve, par
essence, sur Mastodon. (et me demander pourquoi je suis resté si
longtemps sur les réseaux propriétaires. Je n’ai en effet aucune
excuse).
Prenons un cas différent.
L’écrivain Henri Lœvenbruck a fermé ses comptes Facebook (29.000
followers), Twitter (10.000 followers) et Instagram (8.000 followers).
Son dernier livre, « Les disparus de Blackmore », promu uniquement
auprès des 5000 comptes qui le suivent sur Mastodon (et un peu LinkedIn,
mais qu’est-ce qu’il fout encore là-bas ?) s’est pourtant beaucoup mieux
vendu que le précédent.
Henri Lœvenbruck sur Mastodon
https://toot.portes-imaginaire.org/@loevenbruck
Faut-il en déduire que les followers ne sont pas la recette miracle tant
louée par… les sociétés publicitaires dont le business model repose à
vouloir nous faire avoir à tout prix des followers ? D’ailleurs, entre
nous, préférez-vous passer quelques heures à vous engueuler sur Twitter
ou à flâner dans un univers typiquement Lœvenbruckien ? (Mystères
lovercraftiens, grosses motos qui pétaradent, vieux whiskies qui se
dégustent et quelques francs-maçons pour la figuration, on sent que
l’auteur de « Nous rêvions juste de liberté » s’est fait plaisir,
plaisir partagé avec les lecteurs et après on s’étonne que le bouquin se
vende)
Si Lœvenbruck a pris un risque dans sa carrière pour des raisons
éthiques et morales, force est de constater que le risque n’en était
finalement pas un. Ses comptes Facebook/Instagram/Twitter ne vendaient
pas de livres. Ce serait plutôt même le contraire.
Dans son livre "Digital Minimalism" et sur son blog, l’auteur Cal
Newport s’est fait une spécialité d’illustrer le fait que beaucoup de
succès modernes, qu’ils soient artistiques, entrepreneuriaux ou
sportifs, se construisent non pas avec les réseaux sociaux, mais en
arrivant à les mettre de côté. Une réflexion que j’ai moi-même esquissée
alors que je tentais de me déconnecter.
L’artiste déconnecté
https://ploum.net/chapitre-8-lartiste-deconnecte/index.html
La conclusion de tout cela est effrayante : nous nous sommes fait
complètement avoir. Vraiment. La quête de followers est une arnaque
totale qui, loin de nous apporter des bénéfices, nous coûte du temps, de
l’énergie mentale, parfois de l’argent voire, dans certains cas, détruit
notre business ou notre œuvre en nous forçant à modifier nos produits,
nos créations pour attirer des followers.
Où l’on se rend compte des méfaits d’un simple chiffre
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Car, pour certains créateurs, le nombre de followers est devenu une
telle obsession qu’elle emprisonne. J’ai eu des discussions avec
plusieurs personnes très influentes sur Twitter en leur demandant si
elles comptaient ouvrir un compte sur Mastodon. Dans la plupart des cas,
la réponse a été qu’elles restaient sur Twitter pour garder « leur
communauté ». Leur "communauté" ? Quel bel euphémisme pour nommer un
chiffre artificiellement gonflé qui les rend littéralement prisonnières.
Et peut-être est-ce même une opportunité manquée.
Car un réseau n’est pas l’autre. Le bien connu blogueur-à-la-retraite-
fourgeur-de-liens Sebsauvage a 4000 abonnés sur Twitter. Mais plus de
13000 sur Mastodon.
Sebsauvage sur Mastodon
https://framapiaf.org/@sebsauvage
Est-ce que cela veut dire quelque chose ? Je ne le sais pas moi-même. Je
rêve d’un Mastodon où le nombre de followers serait caché. Même de moi-
même. Surtout de moi-même.
Avant de transformer nos lecteurs en numéros, peut-être est-il bon de se
rappeler que nous sommes nous-mêmes des numéros. Que le simple fait
d’avoir un compte Twitter ou Facebook, même non utilisé, permet
d’augmenter de quelques dollars chaque année la fortune d’un Elon Musk
ou d’un Mark Zuckerberg.
En ayant un compte sur une plateforme, nous la validons implicitement.
Avoir un compte sur toutes les plateformes, comme Cory Doctorrow,
revient à un vote nul. À dire « Moi je ne préfère rien, je m’adapte ».
Si nous voulons défendre certaines valeurs, la moindre des choses n’est-
elle pas de ne pas soutenir les promoteurs des valeurs adverses ? De
supprimer les comptes des plateformes avec lesquelles nous ne sommes pas
moralement alignés ? Si nous ne sommes même pas capables de ce petit
geste, avons-nous le moindre espoir de mettre en œuvre des causes plus
importantes comme sauver la planète ?
Où l’on relativise et relativise la relativisation
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Encore faut-il avoir le choix. Je discutais récemment avec un
indépendant qui me disait que, dans son business, les clients envoient
un message Whatsapp pour lui proposer une mission. S’il met plus de
quelques dizaines de minutes à répondre, il reçoit généralement un
« c’est bon, on a trouvé quelqu’un d’autre ». Il est donc obligé d’être
sur Whatsapp en permanence. C’est peut-être vrai pour certaines
professions et certains réseaux sociaux.
Mais combien se persuadent que LinkedIn, Facebook ou Instagram sont
indispensables à leur business ? Qu’ils ne peuvent quitter Twitter sous
peine de mettre à mal leur procrastin… leur veille technologique ?
Combien d’entre nous ne font que se donner des excuses, des
justifications par simple angoisse d’avoir un jour à renoncer à ce
chiffre qui scintille, qui augment lentement, trop lentement, mais assez
pour que l’on ait envie de le consulter tous les jours, toutes les
heures, toutes les minutes.
Que sommes-nous prêts à sacrifier de notre temps, de nos valeurs, de
notre créativité simplement pour l’admirer ?
Notre nombre de followers.
POURQUOI N’Y A-T-IL PAS DE GOOGLE EUROPÉEN ?
by Ploum on 2023-06-27
https://ploum.net/2023-06-27-un-google-europeen.html
Et pourquoi c’est une bonne chose.
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Google, pardon Alphabet, Facebook, pardon Meta, Twitter, Netflix,
Amazon, Microsoft. Tous ces géants font partie intégrante de notre
quotidien. Tous ont la particularité d’être 100% américains.
La Chine n’est pas complètement en reste avec Alibaba, Tiktok et
d’autres moins populaire chez nous, mais brassant des milliards
d’utilisateurs.
Et en Europe ? Beaucoup moins, au grand dam des politiciens qui ont
l’impression que le bonheur d’une population, et donc ses votes, se
mesure au nombre de milliardaires qu’elle produit.
Pourtant, dans le domaine Internet, l’Europe est loin d’être ridicule.
Elle est même primordiale.
Car si Internet, interconnexion entre les ordinateurs du monde entier,
existait depuis la fin des années 60, aucun protocole ne permettait de
trouver de l’information. Il fallait savoir exactement ce que l’on
cherchait. Pour combler cette lacune, Gopher fut développé aux États-
Unis tandis que le Web, combinaison du protocole HTTP et du langage
HTML, était inventé par un citoyen britannique et un citoyen belge qui
travaillaient dans un centre de recherche européen situé en Suisse.
Mais, anecdote croustillante, leur bureau débordait la frontière et on
peut dire aujourd’hui que le Web a été inventé en France. Difficile de
faire plus européen comme invention ! On dirait la blague européenne
officielle ! (Note: out comme Pluton restera toujours une planète, les
Britanniques resteront toujours européens. Le Brexit n’est qu’une
anecdote historique que la jeune génération s’empressera, j’espère, de
corriger).
La Blague Européenne Officielle
https://ploum.net/la-blague-europeenne/index.html
Bien que populaire et toujours existant aujourd’hui, Gopher ne se
développera jamais réellement comme le Web pour une sombre histoire de
droits et de licence, tué dans l’œuf par la quête de succès économique
immédiat.
Alors même que Robert Cailliau et Tim Berners-Lee inventaient le Web
dans leur bureau du CERN, un étudiant finlandais issu de la minorité
suédoise du pays concevait Linux et le rendait public. Pour le simple
fait de s’amuser. Linux est aujourd’hui le système d’exploitation le
plus populaire du monde. Il fait tourner les téléphones Android, les
plus gros serveurs Web, les satellites dans l’espace, les ordinateurs
des programmeurs, les montres connectées, les mini-ordinateurs. Il est
partout. Linus Torvalds, son inventeur, n’est pas milliardaire et trouve
ça très bien. Cela n’a jamais été son objectif.
Mastodon, l’alternative décentralisée à Twitter créée par un étudiant
allemand ayant grandi en Russie, a le simple objectif de permettre aux
utilisateurs des réseaux sociaux de se passer des monopoles industriels
et de pouvoir échanger de manière saine, intime, sans se faire agresser
ni se faire bombarder de pub. La pub et l’invasion de la vie privée,
deux fléaux du Web moderne ! C’est d’ailleurs en réaction qu’a été créé
le réseau Gemini, une alternative au Web conçue explicitement pour
empêcher toute dérive commerciale et remettre l’humain au centre. Le
réseau Gemini a été conçu et initié par un programmeur vivant en
Finlande et souhaitant garder l’anonymat. Contrairement à beaucoup de
projets logiciels, Gemini n’évolue plus à dessein. Le protocole est
considéré comme terminé et n’importe qui peut désormais publier sur
Gemini ou développer des logiciels l’utilisant en ayant la certitude
qu’ils resteront compatibles tant qu’il y’aura des utilisateurs.
Ma présentation de Mastodon (2017)
https://ploum.net/mastodon-le-premier-reseau-social-veritablement-social/in…
Ma présentation de Gemini (2020)
https://ploum.net/gemini-le-protocole-du-slow-web/index.html
On entend souvent que les Européens n’ont pas la culture du succès. Ces
quelques exemples, et il y’en a bien d’autres, prouvent le contraire.
Les Européens aiment le succès, mais pas au détriment du reste de la
société. Un succès est perçu comme une œuvre pérenne, s’inscrivant dans
la durée, bénéficiant à tous les citoyens, à toute la société voire à
tout le genre humain.
Google, Microsoft, Facebook peuvent disparaître demain. Il est même
presque certain que ces entreprises n’existent plus d’ici quarante ou
cinquante ans. Ce serait même potentiellement une excellente chose. Mais
pouvez-vous imaginer un monde sans le Web ? Un monde sans HTML ? Un
monde sans Linux ? Ces inventions, initialement européennes, sont
devenues des piliers de l’humanité, sont des technologies désormais
indissociables de notre histoire.
La vision américaine du succès est souvent restreinte à la taille d’une
entreprise ou la fortune de son fondateur. Mais pouvons-nous arrêter de
croire que le succès est équivalent à la croissance ? Et si le succès se
mesurait à l’utilité, à la pérennité ? Si nous commencions à valoriser
les découvertes, les fondations technologiques léguées à l’humanité ? Si
l’on prend le monde à la lueur de ces nouvelles métriques, si le succès
n’est plus la mesure du nombre de portefeuilles vidés pour mettre le
contenu dans le plus petit nombre de poches possible, alors l’Europe est
incroyablement riche en succès.
Et peut-être est-ce une bonne chose de promouvoir ces succès, d’en être
fier ?
Certains sont fiers de s’être enrichis en coupant le plus d’arbres
possible. D’autres sont fiers d’avoir planté des arbres qui
bénéficieront aux générations futures. Et si le véritable succès était
de bonifier, d’entretenir et d’augmenter les communs au lieu d’en
privatiser une partie ?
À nous de choisir les succès que nous voulons admirer. C’est en
choisissant de qui nous chantons les louanges que nous décidons de la
direction dès progrès futurs.
LE GÉNOCIDE DU SAC À DOS
by Ploum on 2023-06-20
https://ploum.net/2023-06-20-genocide-sac-a-dos.html
> L’actualité nous semble parfois effroyable, innommable, inhumaine.
L’horreur est-elle absolue ou n’est-elle qu’une question de point de
vue ?
Dans le bunker étanche, les deux scientifiques contemplaient les écrans
de contrôle, les yeux hagards. De longues trainées de sueurs
dégoulinaient sur leur visage.
— C’est raté, dit la première.
— Ça ne peut pas ! Ce n’est pas possible ! Ce voyage dans le temps est
la dernière chance de sauver l’humanité !
— Je te dis que c’est raté. Regarde les caméras de surveillance. Les
robots tueurs se rapprochent. La planète continue à brûler. Rien n’a
changé. Nous sommes les dernières survivantes.
La seconde secouait machinalement la tête, tapotait sur des voyants.
— Ce n’est pas possible. Ça ne pouvait pas manquer. La mission était
pourtant simple. Le professeur tout bébé dans un landau dans une plaine
de jeux. Nous avions même la localisation exacte et la date.
— Il y’avait plusieurs landaus.
— Les ordres étaient clairs. Les tuer tous. Le sort de la planète
dépendait du fait que le Professeur ne puisse pas grandir et créer son
armée de destruction. C’était immanquable.
Derrière les humaines, la porte s’ouvrit et les robots firent leur
apparition, leur silhouette se détachant sur le paysage apocalyptique de
la planète en train de se consumer.
— « Se rendre le 8 juin 2023 au Pâquier d’Annecy et détruire les
organismes dans les landaus de la pleine de jeu. » C’était pourtant pas
compliqué. Comment cela a-t-il pu foirer ?
— Malgré le conditionnement mental, il n’a pas pu, répliqua la première.
Il a hésité une fraction de seconde.
— Tout ça à cause d’un type avec un sac à dos.
— À quoi tient le destin d’une planè…
Elles n’achevèrent pas et s’écroulèrent, mortes, au pied des terrifiants
automates floqués du célèbre logo de l’entreprise d’intelligence
artificielle fondée en 2052 par celui qui s’était fait appeler « le
Professeur ».
DE LA MERDIFICATION DES CHOSES
by Ploum on 2023-06-15
https://ploum.net/2023-06-15-merdification.html
Les vieux ressassent souvent que « c’était mieux avant » et que « tout
se désagrège ». Le trope semble éculé. Mais s’il contenait une part de
vérité ? Et si, réellement, nous étions dans une période où la plupart
des services devenaient merdiques ? Et si le capitalo-consumérime était
entré dans sa phase de « merdification » ?
Le terme original « enshitification » a été proposé par
l’auteur/blogueur Cory Doctorow qui parle quotidiennement du phénomène
sur son blog. Je propose la traduction « merdification ».
Pluralistic, le blog de Cory Doctorow
https://pluralistic.net/
#enshitification sur Mastodon
https://mamot.fr/tags/enshitification
Mais qu’est-ce que la merdification ?
Une histoire de business model
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Dans notre société capitalo-consumériste, il est nécessaire de gagner de
l’argent en proposant un produit pour lequel d’autres sont prêts à
payer. Pour le travailleur, c’est son temps et ses compétences. Pour une
entreprise, c’est souvent plus complexe et trouver un bon business model
est compliqué.
Avec Netscape et la première bulle Internet, fin du millénaire
précédent, est apparue une idée nouvelle : plutôt que de faire un vrai
business model, l’entreprise va simplement tenter de se faire connaître
pour se faire racheter. Soit par une entreprise plus grosse, soit par le
public lors d’une introduction en bourse.
L’avantage est que, contrairement à une véritable entreprise qui vend
des produits, le délai de rentabilité est beaucoup plus court.
Investissez 100 millions dans une entreprise et revendez là 1 milliard
trois ans plus tard !
L’entreprise s’est alors transformée en « startup ». Le but d’une
startup n’est pas de proposer un service à des clients ni de faire des
bénéfices, le but d’une startup est de grossir et de se faire connaître.
L’argent est fourni par des investisseurs qui veulent un retour
important et rapide. Ce qu’on appelle les VC (Venture Capitalists).
L’argent de ces VC va permettre à l’entreprise de grossir et d’attirer
le prochain round de VC jusqu’au jour où l’entreprise est assez grosse
pour attirer l’attention d’un acheteur potentiel. Cette croissance doit
se faire tant en nombre d’utilisateurs que d’employés, les deux étant
les critères qui intéressent les acheteurs. On utilise le terme « acqui-
hire » lorsque le but est de simplement faire main basse sur les
employés, leur compétence et le fait qu’ils sont déjà une équipe soudée.
Auquel cas, le produit vendu par l’entreprise sera purement et
simplement supprimé après quelques mois durant lesquels l’entreprise
acheteuse ne cesse de prétendre le contraire. Exemples historiques :
rachat de Mailbox par Dropbox, du calendrier Sunrise par Microsoft ou de
Keybase par Zoom. Ce qui entraine des situations cocasses comme cet ex-
collègue qui, ayant signé un contrat pour rejoindre Sunrise à New York,
s’est retrouvé, pour son premier jour de travail, dans un bureau
Microsoft à Bruxelles.
Une autre raison pour valoriser une entreprise est son nombre
d’utilisateurs (même gratuits, surtout gratuits). L’idée est de
récupérer une base d’utilisateurs, des données les concernant et,
surtout, de tuer toute éventuelle concurrence. Facebook a racheté
Instagram et Whatsapp pour cette simple raison : les produits devenaient
très populaires et pouvaient, à terme, faire de la concurrence.
Contrairement à une entreprise « traditionnelle », le but d’une startup
est donc de se faire racheter. Le plus vite possible. De lever de
l’argent puis de faire ce qu’on appelle un « exit ».
Dans les programmes de coaching de startup, c’est réellement ce qu’on
apprend : comment « pitcher » à des investisseurs, comment faire des
métriques attractives pour ces investisseurs (les fameux KPI, qui
comprennent le nombre de followers sur Twitter et Facebook, je n’invente
rien), comment attirer des utilisateurs à tout prix (le « growth
hacking ») et comment planifier son exit en étant attractif pour les
gros acheteurs. Faire des slides pour investisseurs est désormais plus
important que de satisfaire des clients.
Les monopoles sont tellement prégnants dans tous les secteurs que, même
dans les écoles de commerce, le but avoué est désormais de faire des
entreprises qui soient « vendables » pour les monopoles. J’ai
personnellement entendu des « faut pas aller dans telle direction, plus
personne ne voudra te racheter après ça ».
Une odeur de Ponzi
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Nous avons donc créé une génération de services, en ligne ou non, qui
cherchent la croissance à tout prix sans aucun objectif de rentabilité.
Ne devant pas être rentables, ces services ont forcément écrasé la
concurrence. Uber tente de remplacer les taxis en perdant chaque année
des milliards (oui, des milliards) de dollars fournis par les
investisseurs (l’Arabie Saoudite dans ce cas-ci) et, de l’aveu même de
son rapport annuel aux actionnaires, sans aucun espoir d’être un jour
profitable. Amazon a historiquement fait la plupart de ses livraisons à
perte afin d’empêcher l’apparition d’un concurrent sérieux. Twitter n’a
jamais été profitable.
Ce système ne peut se perpétuer que tant que les investisseurs peuvent
revendre, plus cher, à d’autres investisseurs. C’est le principe de la
pyramide de Ponzi. Forcément, à la fin, il faut bien des pigeons qui
achètent très cher et ne peuvent jamais revendre. Le pigeon idéal reste
le particulier d’où l’objectif ultime d’être un jour coté en bourse.
L’arnaque est savamment entretenue grâce à la présence de milliardaires
qui font rêver tous les apprentis sorciers du business. S’ils sont
milliardaires, c’est que leur business fait des bénéfices plantureux,
non ? Non ! Le premier, Marc Andreessen, est devenu milliardaire en
revendant Nestcape, une société qui n’a jamais gagné un kopeck. Jeff
Bezos n’est pas devenu milliardaire en vendant des livres par
correspondances, mais en vendant des actions Amazon. Elon Musk ne gagne
pas d’argent en vendant des Teslas, mais bien des actions Tesla. On
pourrait même dire que vendre des Tesla n’est qu’une des manières de
faire de l’esbroufe afin de faire augmenter le cours de l’action, ce qui
est le véritable business de Musk (qui a très bien compris que Twitter
était un outil merveilleux pour manipuler les cours de la bourse).
Notons cependant l’originalité de Google et de Facebook. Les deux géants
ont en effet développé un business particulier : le fait de vendre des
« vues de publicité » pour lesquelles ils ont le contrôle total des
métriques. En gros, vous payez ces deux monstres pour afficher X
milliers de publicités et, après quelques jours, vous recevez un message
qui vous dit « Voilà, c’est fait, votre publicité a reçu X milliers de
vue, vous trouverez la facture en pièce jointe » sans aucune manière de
vérifier. Mais cette arnaque-là est une autre histoire.
Revenons à notre pyramide de Ponzi : le problème d’une pyramide de
Ponzi, c’est qu’elle finit tôt ou tard par craquer. Il n’y a plus assez
de pigeons pour entrer dans le jeu. La bourse s’écroule. Les
investisseurs rechignent et les individus ont déjà tous des centaines de
comptes pour une pléthore de services plus ou moins gratuits, soi-disant
financés par la publicité, publicité qui concerne souvent d’autres
services ou produits eux-mêmes financés par la publicité.
La société capitalo-monopolistique rentre alors dans une nouvelle phase.
Après la croissance infinie, voici le temps de passer à la caisse. Après
les promesses, la merdification.
Les techniques de merdification
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Le principe de la merdification est simple : maintenant que les
utilisateurs sont captifs, que les concurrents ont quasiment disparu,
que les business indépendants ont été acculés à la faillite ou rachetés,
on peut exploiter l’utilisateur jusqu’au trognon.
Certains groupes d’investisseurs se sont spécialisés dans ces
techniques. Cory Doctorow les regroupe sous le terme « Private Equity »
(PE). Leur job ? À partir d’un business existant, extraire un maximum
d’argent en un minimum de temps, disons entre deux et cinq ans.
Comment ?
Premièrement, en augmentant les tarifs et en supprimant les programmes
gratuits. Les utilisateurs sont habitués, migrer vers un autre service
est difficile, la plupart vont payer. Surtout si cette hausse est
progressive. L’objectif n’est pas d’avoir de nouveaux utilisateurs, mais
bien de faire cracher ceux qui sont déjà là. On va donc leur pourrir la
vie au maximum : tarifs volontairement complexes et changeant,
rebranding absurdes pour justifier de nouveaux tarifs, blocage de
certaines fonctionnalités, problèmes techniques empêchant la migration
vers un autre service, etc.
En second lieu, on va bien entendu stopper tout investissement dans
l’infrastructure ou le produit. Un maximum d’employés vont être
licenciés pour ne garder que l’équipage minimal, si possible sous-payé.
Le support devient injoignable ou complètement incompétent, la qualité
du produit se dégrade tout à fait.
Bref, c’est la merdification.
C’est destructif ? C’est bien l’objectif. Car la véritable astuce est
encore plus retorse : fort de son historique et de sa réputation, la
société peut certainement obtenir des prêts bancaires. Ces prêts
amèneront une manne d’argent qui permettra de payer… les personnes
travaillant pour le Private Equity (qui se sont arrogés des postes dans
l’entreprise). Certains montages permettent même à l’entreprise de
prendre un emprunt pour se racheter elle-même… aux investisseurs. Qui
récupèrent donc directement leur mise, tout le reste n’étant plus que du
bénéfice.
Une fois que tout est à terre, il ne reste plus qu’à mettre l’entreprise
en faillite afin qu’elle soit insolvable. Les utilisateurs sont, de
toute façon, déjà partis depuis longtemps.
Les conséquences de la merdification
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Si les conséquences pour le client sont évidentes, elles le sont encore
plus pour le travailleur. S’il n’a pas été viré, le travailleur doit
donc désormais travailler beaucoup plus, dans une infrastructure qui
part à vaut l’eau et sans aucune perspective autre que de se faire
insulter par les clients.
Les « faux indépendants » (livreurs Deliveroo, chauffeurs Uber, etc.)
voient fondre leurs marges alors que les règles, elles, deviennent de
plus en plus drastiques et intenables. Le terrifiant spectre du chômage
nous fait prendre en pitié les employés forcés de nous fournir des
services merdiques. Nous les remercions. Nous leur mettons des étoiles
par pitié, parce que sinon ils risquent de se faire virer. Et nous
payons pour un service de merde. En l’acceptant avec le sourire. Ou
alors nous les engueulons alors qu’ils ne peuvent rien faire.
Le phénomène de merdification n’est pas cantonné aux startups Internet,
même s’il y est particulièrement visible. Il explique beaucoup de choses
notamment dans la grande distribution, dans le marché de l’emploi, dans
la disparition progressive des commerçants indépendants au profit de
grandes enseignes. On peut même également le voir à l’œuvre dans le
cinéma !
Il y’a des chances que la plupart des films à l’affiche dans votre
cinéma soient des reprises ou des continuations de franchises
existantes, franchises qui sont exploitées jusqu’au trognon jusqu’à
devenir des sous-merdes. Écrire un scénario est désormais un art oublié
et chaque film n’a plus qu’un objectif : produire une bande-annonce
alléchante. En effet, une fois le ticket acheté et le pigeon assis dans
son siège avec son popcorn, rien ne sert de lui fournir quoi que ce
soit. Il a déjà payé ! Un peu comme si les films n’étaient plus qu’une
version allongée de la bande-annonce. Les séries ne cherchent plus à
construire quoi que ce soit vu que chaque série d’épisodes (même plus
des saisons entières) n’est tournée que si les précédents ont fait un
score minimal de vision. Les histoires sont décapitées avant même de
commencer.
La blogueuse Haley Nahman a d’ailleurs analysé une normalisation des
couleurs des séries et des films qui pourrait être une conséquence de
cette merdification.
« The contagious visual blandness » par Haley Nahman
https://haleynahman.substack.com/p/132-the-contagious-visual-blandness
Réagir
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Prendre conscience de cette merdification, la nommer est une étape
importante. Et réaliser que ce n’est pas une fatalité. Ce n’est pas
l’incompétence ou la paresse des travailleurs qui est en cause. Il
s’agit d’un phénomène volontaire et conscient destiné à soutirer un
maximum de revenus de notre infrastructure. Il s’agit d’une étape
inéluctable du capitalisme monopolistique dans lequel nous vivons.
Les infrastructures publiques vendues à des entreprises privées ont été
une aubaine incroyable pour les merdificateurs. Oui, prendre le train
est devenu cher et merdique. Parce que c’est l’objectif : empocher un
maximum de bénéfices privés en provenance d’investissements publics. La
merdification est une véritable spoliation des biens publics. Cela même
pour les entreprises privées qui, très souvent, ont obtenu de l’argent
public pour aider à se lancer et à « faire rayonner l’économie de notre
belle région » (dixit le ministre qui a voté le budget). Notons que ce
type de merdification de l’espace public a toujours existé. Zola l’a
parfaitement décrit dans « La curée ».
À titre individuel, il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est tenter
de soutenir les petites entreprises, les commerces indépendants, ceux
qui vivent de la satisfaction de leur clientèle. Et faire attention à ne
pas se laisser enfermer dans des services commerciaux qui, si alléchants
soient-ils, n’ont d’autres choix que de disparaitre ou se merdifier.
Mais ne nous voilons pas la face, ce n’est pas prêt de s’arrêter.
Certains psychopathes semblent avoir comme objectif de merdifier la
planète entière pour accroitre leur profit. Et, jusqu’à présent, rien ne
semble pouvoir les arrêter.
Photo par Denny Müller sur Unsplash, un service en cours de
merdification
https://unsplash.com/photos/IYT-LO79O78
IL N’EST PLUS POSSIBLE DE FAIRE DE LA PHILOSOPHIE SANS FAIRE DE LA
SCIENCE-FICTION
by Ploum on 2023-06-10
https://ploum.net/2023-06-10-philosophie-sf.html
Au détour d’une conversation à Épinal, l’auteur et philosophe Xavier
Mauméjean me glissa cette phrase curieuse : « Aujourd’hui, il n’est plus
possible de faire de la philosophie sans faire de la science-fiction ».
Interpelé, je retournai des jours durant cette phrase dans mon esprit
avant que l’évidence ne m’apparût.
Le présent a l’épaisseur mathématique d’une droite, la consistance d’un
point. Il est insaisissable, mouvant. À ce titre, il n’existe pas de
littérature du présent. L’humain ne peut écrire que sur deux sujets : le
passé et le futur. Les deux étant complémentaires.
Lire sur le passé nous édifie sur la nature humaine, sur notre place
dans le monde, dans la civilisation. Cela démystifie, et c’est
essentiel, notre univers. Le passé nous enseigne les lois scientifiques.
Se projeter dans le futur nous fait réfléchir aux conséquences de nos
actes, nous fait peser nos choix. Or il n’y a pas de littérature du
futur sans imaginaire. Le futur n’est, par définition, qu’imagination.
Un imaginaire qui obéit à des lois, les lois scientifiques susnommées.
Réfléchir au futur, c’est donc faire de la science-fiction.
La science-fiction, sous toutes ses formes, est la clé de notre capacité
d’influencer le monde, l’essence même de notre survie.
Mais attention aux étiquettes. Il serait tentant de penser qu’un livre
se passant dans le passé parle du passé et un livre se passant dans le
futur parle du futur. C’est bien entendu simpliste et trompeur. Tant de
livres historiques nous emmènent à réfléchir à notre futur, à notre être
et à notre devenir. Un livre peut se passer en l’an 3000 et ne brasser
que du vent.
Malgré son importance vitale, la science-fiction a toujours mauvaise
presse, est reléguée aux étagères les moins accessibles des librairies,
est rejetée par les lecteurs.
Refuser l’étiquette « science-fiction » n’est-il pas le symptôme d’une
peur de se projeter dans le futur ? D’affronter ce qui nous semble
inéluctable ? Mais tant que nous aurons de l’imagination, rien ne sera
inéluctable. Le futur n’a qu’une constante : il est la conséquence de
nos actions.
Pour reprendre les mots de Vinay Gupta, le futur est un pays étranger.
Un pays vers lequel nous nous contentons aujourd’hui d’envoyer nos
déchets, un pays dont nous tentons de détruire les ressources, comme si
nous étions en guerre. Un pays où vivent nos enfants.
Peut-être est-il temps de faire la paix avec le futur. D’entretenir de
bonnes relations diplomatiques. Des relations épistolaires qui portent
un nom : la science-fiction.
Mais peut-être ce nom est-il trompeur. Peut-être que la science-fiction
n’existe pas. Peut-être que toute littérature est en soi, un ouvrage de
science-fiction.
On ne peut écrire sans philosopher. On ne peut philosopher sans faire de
la science-fiction. On ne peut être humain sans faire la paix avec le
futur.
LA PRIVATISATION DE NOS SENS
by Ploum on 2023-06-07
https://ploum.net/2023-06-07-privatisation-de-nos-sens.html
J’ai déjà glosé ad nauseam sur nos nuques penchées en permanence sur un
petit rectangle en plastique, sur notre attention aspirée pour se
cantonner à un minuscule écran ne nous montrant que ce que deux ou trois
monopoles mondiaux veulent bien nous transmettre.
L’idée, explorée dans Printeurs, que ces monopoles se branchent
directement dans nos cerveaux pour les influencer semble encore de la
science-fiction.
Pourtant, la capture de nos sens a déjà commencé.
Avez-vous observé le nombre de personnes se baladant avec des écouteurs
blancs dans les oreilles et ne les retirant pas pour converser voire
même pour passer à la télévision ? Ces personnes vivent dans un
environnement en « réalité augmentée ». Ils peuvent entendre un mélange
des sons virtuels et des sons réels. Ce mélange étant contrôlé… par les
monopoles qui vendent ces écouteurs.
Porter ce genre d’écouteur revient à littéralement vendre sa perception
à des entreprises publicitaires (oui, Apple est une entreprise qui vit
de la pub, même si c’est essentiellement de la pub pour elle-même). Un
jour, vous vous réveillerez avec des publicités dans l’oreille. Ou bien
vous ne comprendrez pas un discours, car certaines parties auront été
censurées.
Ce n’est pas une potentialité éloignée, c’est l’objectif avoué de ces
technologies.
Après l’audition, c’est au tour de la vue d’être attaquée à traves des
lunettes de réalité augmentée.
Les publicités pour la nouvelle mouture Apple montrent des gens
souriants, portant les lunettes pour participer à des vidéoconférences
tout en semblant profiter de la vie. Fait amusant : personne d’autre
dans ces conférences factices ne semble porter ce genre de lunettes.
Parce que ce n’est pas encore socialement accepté. Ne vous inquiétez
pas, ils y travaillent. Il a fallu 20 ans pour que porter des écouteurs
en public passe de psychopathe asocial à adolescent branché. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle les lunettes Apple sont si chères :
elles deviennent une marque de statut, un objet de luxe. Les premières
personnes que vous verrez dans la rue les portant seront celles qui ont
de l’argent à dépenser et tiennent à le faire savoir. Ce qui entrainera
fatalement la popularisation des modèles meilleur marché.
Dans Tantzor, paru en 1991, Paul-Loup Sulitzer se moquait déjà de cet
aspect en racontant la vie d’un entrepreneur russe qui vendait des faux
écouteurs verts fluo bon marché aux gens qui ne savaient pas se payer un
walkman. Pour pouvoir faire comme tout le monde, pour avoir l’air de
posséder un walkman.
Porter un casque audio et visuel dans la rue deviendra un jour ou
l’autre une norme acceptable. Ce qui ne serait pas un problème si la
technologie n’était pas complètement contrôlée par ces morbides
monopoles qui veulent transformer les humains en utilisateurs, en
clients passifs.
Ils ont réussi à le faire en grande partie avec Internet. Ils sont
désormais en train de s’attaquer à la grande pièce au plafond bleu en
privatisant graduellement nos interactions avec le réel : le transport
de nos corps à travers les voitures individuelles, les interactions
humaines à travers les messageries propriétaires, l’espionnage de nos
faits, paroles et gestes jusque dans nos maisons et désormais le
contrôle direct de nos sens.
La technologie peut paraitre terrifiante à certains. Mais elle est
merveilleuse quand on en est acteur. Elle n’est pas la cause.
Nous avons, à un moment, accepté que la technologie appartenait à une
élite éthérée et que nous n’en étions que les utilisateurs. Que les
outils pouvaient avoir un propriétaire différent de son utilisateur. Les
luddites l’avaient bien compris dans leur chair. Marx en a eu
l’intuition. Personne ne les a entendus.
Tant que nous restons soumis aux dictats du marketing, tant que nous
acceptons la pression sociale provenant parfois de nos proches, nous
sommes condamnés à rester des utilisateurs de la technologie, à devenir
des utilisateurs de notre propre corps, de notre propre cerveau.
LA GRENOUILLE DANS LA BOUILLOIRE QUI VOULAIT QUE RIEN NE CHANGE
by Ploum on 2023-06-04
https://ploum.net/2023-06-04-grenouille-qui-voulait-que-rien-ne-change.html
Nous imaginons, rêvons ou frissonnons à l’idée de changements brusques :
le fameux « grand soir », les catastrophes naturelles ou politiques… Et
nous oublions que les évolutions sont progressives, insidieuses.
L’extrême droite dure néonazie n’est que rarement entrée ouvertement au
gouvernement en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais la
plupart des gouvernements se veulent aujourd’hui des coalitions
« centristes ». Au centre de quoi ? De cette extrême droite dure et de
la droite libérale. Bref, ce qui aurait été considéré comme de l’extrême
droite il y a une ou deux décennies.
Les médias d’extrême droite ne sont jamais devenus grand public. Mais
Twitter, l’un des médias les plus influents du monde, est devenu un pur
média d’extrême droite soutenu par tous ceux qui l’alimentent. Les
médias nationaux, eux, appartiennent et obéissent dans une écrasante
majorité à des milliardaires rarement connus pour être progressistes (on
ne devient pas milliardaire sans être complètement psychopathe).
Même les plus écologistes parlent du futur, de la catastrophe qui arrive
« si on ne fait rien ». Mais elle n’arrive pas la catastrophe. Nous
sommes en plein dedans. La pollution de l’air tue, en Europe, chaque
année des centaines de milliers de personnes. Au niveau mondial, si j’en
crois des chiffres rapidement moyennés sur le web, la pollution de l’air
est l’équivalent de deux pandémies de COVID. Chaque année ! Nos enfants
sont asthmatiques. Ils souffrent. Les océans sont remplis de déchets.
Nous sommes en plein cœur de la catastrophe. Mais nous l’attendons.
C’est d’ailleurs pour ça que le nucléaire fait tellement débat : il nous
promet une catastrophe ! Le charbon, lui, nous plonge en plein dedans et
tout le monde s’en fout.
Dans le cultissime « Planète à gogos », Pohl et Kornbluth tentaient de
nous alerter sur ce pseudolibéralisme débridé qui mène mécaniquement à
un contrôle total de la société par quelques monopoles. C’est déjà le
cas sur Internet ou la jeune génération ne connait qu’une unique
alternative à Méta (Facebook,Instagram,Whatsapp) : Tiktok. Les milliards
d’internautes n’ont aucune idée de comment tout cela fonctionne, ils
obéissent aveuglément à quelques grandes sociétés. Les militants de tout
poil ne connaissent plus qu’une manière de s’organiser : créer une page
Facebook ou un groupe Whatsapp. De même pour les quelques petits
magasins indépendants qui tentent de survivre à la taxe Visa/Mastercard
qui leur est imposée, à la guerre au cash menée par les gouvernements,
aux tarifs exorbitants imposés par des fournisseurs monopolistiques. Ils
perdent pied et ne voient pas d’autres solutions que de… créer une page
Facebook.
Facebook dont les algorithmes sont très similaires à Twitter, Facebook
qui a permis l’ascension de Trump au pouvoir et qui est, il ne faut pas
se le cacher, d’extrême droite et monopolistique. Par essence.
Toutes ces catastrophes ne sont pas hypothétiques. Elles sont actuelles,
sous nos yeux. Elles sont liées. On ne peut pas militer pour le social
sur Twitter. On ne peut pas être écologiste sur Facebook. On ne peut pas
lutter contre les monopoles en fumant des clopes de chez Philip Morris.
On ne traite pas un cancer généralisé en allant voir un spécialiste de
l’estomac et en prétendant que les autres organes ne nous intéressent
pas.
Mais personne n’est parfait. Nous avons tous nos contradictions. Nous
avons tous nos obligations. Nous avons le droit d’être imparfaits. Nous
ne pouvons pas être spécialistes en tout.
L’important pour moi est d’en être conscient. De ne pas nous
autojustifier dans nos comportements morbides. Soyons responsables de
nos actions, soyons honnêtes avec nous-mêmes. On a le droit de craquer
(moi c’est le chocolat !). Mais on n’a pas le droit de prétendre qu’un
craquage est « sain ». On a le droit d’avoir un compte Whatsapp. On n’a
pas le droit de prendre pour acquis que tout le monde en a un.
Chaque année, je dis à mes étudiants qui vont sortir de polytechnique
(donc avec d’excellentes perspectives d’emploi) : « Si vous qui n’avez
aucun souci à vous faire pour trouver de l’emploi ne faites pas des
choix moraux forts, qui les fera ? N’acceptez pas de contrevenir à votre
propre morale ! ».
Et puis je me replonge dans les différentes révolutions historiques. Et
je réalise que les changements viennent rarement de ceux qui avaient le
choix, de ceux qui pouvaient se permettre. Ceux-là étaient, le plus
souvent, corrompus par le système. Le changement vient de ceux qui n’ont
pas le choix et le prennent quand même. De ceux qui risquent tout. Et le
perdent.
Je réalise que je suis moi-même enfoncé dans un petit confort bourgeois.
Que je protège égoïstement ma petite famille et mon petit confort. Qu’à
part théoriser et gloser sur mon blog, ce qui me plait et valorise mon
ego, je ne fais rien. Je sais même pas quoi faire.
Ça y’est, j’ai passé le cap. Nous sommes au milieu d’une catastrophe et
j’ai tout intérêt à ce que rien ne change.
CONSIDÉRATIONS SUR LE TALENT, LE GÉNIE, LE TRAVAIL ET UN JEU VIDÉO QUE
JE VOUS RECOMMANDE
by Ploum on 2023-06-02
https://ploum.net/2023-06-02-genie-talent-travail-superflu.html
À Épinal, j’ai eu la grande chance d’échanger avec Denis Bajram, auteur
de la BD culte Universal War 1. La conversation s’est très vite portée
sur la notion de génie, un sujet sur lequel je méditais justement depuis
longtemps.
Dans ma vision personnelle, le talent n’est finalement qu’une facilité,
un état de départ. Prenez deux individus sans la moindre expérience et
demandez-leur de chanter, dessiner, courir, jongler avec un ballon ou
n’importe quoi. Il y’a de grandes chances que l’un soit plus doué que
l’autre. Bajram me confiait qu’il était le meilleur en dessin de son
lycée. Lorsqu’on a du talent, tout semble facile. Bernard Werber a
d’ailleurs dit « Écrire, c’est facile, tout le monde peut le faire »
avant qu’Henri Lœvenbruck ne le reprenne « C’est facile pour toi. Pour
l’infime minorité de génies. Pour les autres, c’est du travail, beaucoup
de travail ». Hemingway ne disait-il pas que « Écrire c’est s’asseoir
devant sa machine et saigner » ?
Cependant, le talent n’est que la base et vient ensuite le travail,
l’entrainement. Le jeune, aussi talentueux soit-il, sort de son
microcosme et se voit soudain confronté aux meilleurs de son pays voire,
grâce à Internet, de la planète. Il se rend compte qu’il n’est pas aussi
talentueux que cela. Il doit travailler, s’améliorer. Souvent, il
abandonne.
Au plus on travaille, au plus on acquiert de l’expérience et de la
capacité à comprendre ce que l’on fait. À percevoir les défauts de ses
propres réalisations. On comprend pourquoi certaines œuvres sont bien
meilleures que ce que l’on fait. On en arrive même à un point où on
comprend intellectuellement ce qui est nécessaire pour arriver à un
résultat extraordinaire. Sans toujours être capable de le mettre
réellement en pratique.
À titre personnel, j’ai énormément travaillé la structure du récit, la
narration. L’histoire d’Universal War 1 est extraordinaire, prenante et
complexe. Je ne sais pas si je pourrai un jour égaler ce niveau. Mais je
comprends intellectuellement le processus mis en œuvre par Bajram pour y
arriver. Je vois comment il s’y prend, comment il utilise son talent et
sa capacité de travail. Je pourrais dire la même chose de celui qui est,
à mes yeux, le meilleur scénariste de bande dessinée de sa génération :
Alain Ayrolles, auteur de l’incroyable « De Capes et de Crocs ». Si la
série est l’une de meilleures qui soit, je crois que je comprends les
processus créatifs à l’œuvre. Et si je « comprends » UW1 et De capes et
de Crocs, j’en reste néamoins muet d’admiration et les relis
régulièrement.
Mais, parfois, arrive un génie. Contrairement au talent, le génie est
incompréhensible. Le génie sort de toutes les normes, de toutes les
cases. Même les meilleurs experts doivent avouer « Je ne sais pas
comment il a fait ». En bande dessinée, c’est par exemple un Marc-
Antoine Mathieu. Sa série « Julius Corentin Acquefaques, prisonnier des
rêves » relève du pur génie. J’ai beau les lire te relire, je ne vois
pas comment on peut produire ce genre de livres complètement hors-
normes. Je rends d’ailleurs hommage à cette série dans ma nouvelle « Le
Festival », cachée dans mon recueil « Stagiaire au spatioport Omega
3000 ».
Face à un génie, même les plus grands talents doutent. Dans
l’extraordinaire film « Amadeus », de Milos Forman, le musicien Salieri,
pourtant un des meilleurs de son époque, se retrouve confronté à Mozart,
l’adore, le jalouse, l’admire et le déteste à la fois. C’est en y
faisant référence que Bajram m’a parlé de ce qu’il appelle le syndrome
« Salieri », cette confrontation au génie qui fait douter même les plus
talentueux.
Ce doute de l’artiste, ce syndrome est intéressant, car, sur son blog,
Bajram confie être déçu par les séances de signatures où les fans font
la file sans même lui parler. Fans qui, pour certains, vont même jusqu’à
se plaindre sur Facebook.
Compte-rendu d’Épinal par Bajram
https://www.bajram.com/2023/05/30/arreter-aussi-les-seances-de-signatures/
Les artistes sont des éponges émotionnelles et pour une critique
négative sur Facebook ou Twitter, combien de fans intimidés qui n’ont
même pas osé adresser la parole à leur idole ? D’ailleurs, si j’ai moi-
même franchi ce pas, c’est parce que je m’étais préparé mentalement
depuis une semaine : « si tu vois Bajram et/ou Mangin, tu vas vers eux
et tu leur offres un livre ». En lisant le post de Bajram, j’ai envie de
lui dire : « Ce ne sont pas les séances de signatures qu’il faut
arrêter, c’est Facebook ! »
Régulièrement, des artistes, parfois très connus, parlent de mettre leur
carrière en pause à cause du harcèlement continu qu’ils subissent en
ligne. Mais ce n’est pas l’art ni la notoriété le problème, c’est bel et
bien les plateformes qui exploitent les failles de la psyché humaine et
nous font ressortir le négatif. Même sur Mastodon, je le vis assez
régulièrement : un simple commentaire négatif peut me faire douter,
voire m’énerver durant plusieurs heures (solution: allez relire les
critiques positives sur Babelio ou sur les blogs, ça fait du bien, merci
à ceux qui les postent !)
De plus en plus de professionnels se coupent des réseaux sociaux. C’est
par exemple le cas du cycliste Remco Evenepoel que le staff isole
totalement des réseaux sociaux pour être sûr qu’il soit concentré et
moralement au top lors des courses.
Le talent et le jeu de Gee
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Pourquoi vous parler de talent, de travail et de génie ? Parce que c’est
justement une réflexion qui murit en moi depuis que j’ai joué à Superflu
Riteurnz, le jeu de Gee.
Superflu Riteurnz, le jeu
https://studios.ptilouk.net/superflu-riteurnz
Je suis Gee depuis qu’il a commencé à poster sur Framasoft. Et un truc
qui m’a marqué depuis le début, c’est qu’il n’a pas un grand talent pour
le dessin. Yep, je sais, ce n’est pas sympa. Mais faisant moi-même des
crobards de temps à autre, je pense avoir au moins autant de talent que
lui. Il me fait bien marrer Gee, il a un humour bien à lui, mais ce
n’est pas un grand dessinateur.
Y’a juste une petite subtilité. C’est que lui il travaille. Il
persévère. Il a créé un univers avec son dessin assez simpliste. Il a
même auto-publié une BD de Superflu.
Superflu, la BD.
https://editions.ptilouk.net/superflu/
Et, soyons honnêtes, si la BD est sympathique, voire amusante, elle
n’est pas transcendante.
Sauf que Gee ne s’est pas arrêté en chemin. Il a sorti le jeu. Qui est
la suite de la BD, mais vous pouvez jouer sans avoir lu la BD.
Et là, l’incroyable travail de Gee m’a sauté aux yeux. L’univers
Superflu s’est affiné. S’est enrichi du talent informatique de l’auteur.
Les décors du jeu, les animations comme le vent dans les arbres où dans
les cheveux m’ont bluffé. J’ai plongé avec Miniploumette (11 ans) et
Miniploum (6ans). Ils ont adoré.
Je suis un énorme fan des point-n-click. Le premier jeu vidéo auquel je
forme mes enfants est Monkey Island, mon jeu fétiche. De temps en temps,
je réessaye un vieux jeu (je suis d’ailleurs bloqué depuis des mois dans
Sherlock Holmes : Case of the Rose Tatoo, malgré toutes les soluces que
j’ai pu lire en ligne, rien n’y fait). Superflu Riteurnz n’est pas
seulement un hommage, c’est une véritable version moderne du principe.
La jouabilité est excellente. Il y’a très peu de redondances ou de
longueurs.
Le jeu innove également avec une mécanique très appréciable : la hotline
pour obtenir des indices. Plutôt que d’aller chercher sur le web des
soluces, le jeu vous les apporte sur un plateau. Est-ce de la triche ?
Spontanément, mes enfants ne veulent pas utiliser la hotline sauf quand
ça commence à les gonfler. Il n’y a pas de score, pas d’enjeu et
pourtant ça fonctionne. Des enquêtes dans les bars crapuleux de
Fouchigny aux hauteurs vertigineuses du château d’eau en passant par les
courses poursuites infernales. En tracteur.
Le seul reproche ? C’est trop court. Après l’avoir terminé, on veut une
extension, une nouvelle aventure.
Mon conseil : si vous pouvez vous le permettre financièrement, achetez
la BD et le jeu. Les deux sont complémentaires. Si la BD ne vous
intéresse pas, pas de soucis, je l’ai lue après le jeu et le jeu
fonctionne très bien sans.
Ce jeu démontre qu’avec un travail de fou au dessin (les décors du jeu
sont vraiment superbes), à la programmation (et là, je m’y connais)
voire à la musique, Gee produit une œuvre multifacette particulièrement
intéressante, ludique, drôle, divertissante et intergénérationnelle.
Politique et critique, aussi. Le final m’a ôté mes dernières
hésitations. Le résultat est sans appel : le travail paie ! (du moins si
vous achetez le jeu)
Peut-être qu’après toutes ces superproductions hollywoodiennes, les
aventures de Superflu à Fouchigny (dont la maire m’a fait éclater de
rire) sont un retour bienvenu au confort de la proximité, du local.
Peut-être qu’après toutes ces années à suivre le blog de Gee sans être
fan de ses dessins, l’univers de Superflu, dont je trouvais le concept
moyennement amusant, s’est enfin mis en place pour moi et sans doute
pour beaucoup d’autres.
Allez à Fouchigny, le voyage vaut le déplacement !
Et souvenez-vous que des débutants au plus grands artistes que vous
admirez, tout le monde doute. Qu’un petit encouragement, un message
sympa, un serrage de main, une poignée d’étoiles sur votre site de
recommandation préféré sont le carburant qui produira le prochain livre,
le prochain jeu, le prochain court-métrage ou la prochaine musique qui
vous accompagnera dans un petit bout de vie. Ou qui vous inspirera.
Bonne découvertes, bonne créations !
DE LA DIFFICULTÉ DE CLASSIFIER LA LITTÉRATURE (ET DE L’OCCASION DE SE
RENCONTRER AUX IMAGINALES)
by Ploum on 2023-05-24
https://ploum.net/2023-05-24-classification-litterature-et-epinal.html
La sérendipité de mon bibliotaphe m’a fait enchainer deux livres entre
lesquels je n’ai pas pu m’empêcher de voir une grande similitude. «
L’apothicaire » d’Henri Lœvenbruck et « Hoc Est Corpus » de Stéphane
Paccaud.
L’Apothicaire, Henri Lœvenbruck
https://www.henriloevenbruck.com/lapothicaire/
Hoc Est Corpus, Stéphane Paccaud
https://pvh-editions.com/shop/romans-contes/263-hoc-est-corpus-la-geste-de-…
Si l’un conte les aventures du très moderne Andreas Saint-Loup dans le
Paris de Philippe le Bel, l’autre nous emmène dans la Jérusalem de
Baudouin le Lépreux. Tous les deux sont des romans historiques
extrêmement documentés, réalistes, immersifs et néanmoins mâtinés d’une
subtile dose de fantastique. Fantastique qui ne l’est que pas le style
et pourrait très bien se révéler une simple vue de l’esprit.
Dans les deux cas, l’écriture est parfaitement maitrisée, érudite tout
en restant fluide et agréable. Lœvenbruck se plait à rajouter des
tournures désuètes et du vocabulaire ancien, lançant des phrases et des
répliques anachroniques pleines d’humour. Paccaud, de son côté, alterne
rapidement les narrateurs, allant jusqu’à donner la parole aux murs
chargés d’humidité ou au vent du désert.
Bref, j’ai adoré tant le style que l’histoire et je recommande
chaudement ces deux lectures même si le final m’a chaque fois légèrement
déçu, tuant toute ambiguïté de réalisme et rendant le fantastique
inéluctablement explicite. J’aurais préféré garder le doute jusqu’au
bout.
D’ailleurs, Henri Lœvenbruck, Stéphane Paccaud et moi-même serons ce
week-end à Épinal pour les imaginales. N’hésitez pas à venir faire
coucou et taper la causette. C’est la raison même de ce genre
d’événements. (suivez-nous sur Mastodon pour nous trouver plus
facilement).
Lœevenbruck sur Mastodon
https://toot.portes-imaginaire.org/@loevenbruck
Ploum sur Mastodon
https://mamot.fr/@ploum
De la classification de la littérature
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S’il fallait les classer, ces deux livres devraient clairement se
trouver côte à côte dans les rayons d’une bibliothèque. Des romans
historiques avec des éléments fantastiques. D’ailleurs, Lœvenbruck m’a
asséné : « Une histoire n’est pas fantastique. Elle comporte des
éléments de fantastique ! » (citation approximative,).
Mais voilà. Henri Lœvenbruck est réputé comme un auteur de polars. Vous
trouverez donc « L’Apothicaire » dans la section polar de votre
librairie. Quand à « Hoc Est Corpus », il est paru dans la collection
Ludomire chez PVH éditions, une collection (où je suis moi-même édité)
spécialisée dans la « littérature de genre », à savoir la SFFF pour
« Science-Fiction Fantasy Fantastique ».
Quelle importance, me demandez-vous ? On s’en fout de la classification.
Pas du tout !
Car, comme je l’ai appris à mes dépens, le lectorat grand public ne veut
pas entendre parler de science-fiction ou de fantastique. Le simple fait
de voir le mot sur la couverture fait fuir une immense quantité de
lecteurs qui, pourtant, en lit régulièrement sous la forme de polars. La
plupart des librairies générales cachent pudiquement sous une étagère
quelques vieux Asimov qui prennent la poussière et ne veulent pas
entendre parler de science-fiction moderne. Quelques échoppes tentent de
faire exception, comme « La boîte à livre » à Tours, qui a un magnifique
rayon ou le salon de thé/librairie « Nicole Maruani », près de la place
d’Italie à Paris, qui m’a fait la surprise de mettre mon livre à
l’honneur dans son étagère de SF (et qui fait du super bon brownie,
allez-y de ma part !).
Librairie Maruani, boulevard Vincent Auriol, Paris
http://www.librairiemaruani.fr/
Mais Ploum, si le mot « science-fiction » est mal considéré, pourquoi ne
pas mettre simplement ton roman dans la catégorie polar ? Après tout,
Printeurs est clairement un thriller.
Parce que la niche des lecteurs de science-fiction est également
étanche. Elle se rend dans des lieux comme « La Dimension Fantastique »,
près de la gare du Nord à Paris. Un endroit magique ! J’avais les yeux
qui pétillaient en survolant les rayons et en écoutant l’érudition du
libraire.
La dimension fantastique sur OpenStreetMap
https://www.openstreetmap.org/node/3401591465
La SF est-elle condamnée à être cantonnée dans sa niche ? À la Dimension
Fantastique, le libraire m’a confié qu’il espérait que le genre gagne
ses lettres de noblesse, qu’il voyait une évolution ces dernières
années.
Pour Bookynette, l’hyperactive présidente de l’April et directrice de la
bibliothèque jeunesse « À livr’ouvert », le genre à la mode est le
« Young Adult ». Et c’est vrai : dès que le protagoniste est un·e
adolescent·e, soudainement le fantastique devient acceptable (Harry
Potter) et la pure science-fiction dystopique devient branchée (Hunger
Games).
Librairie jeunesse À livr’ouvert (boulevard Voltaire, Paris)
https://www.alivrouvert.fr/
Bookynette sur Mastodon
https://framapiaf.org/@bookynette
Bref, la classification a son importance. Au point de décider dans
quelle librairie vous allez être. Étant un geek de science-fiction, j’ai
l’impression que d’en écrire. Mais j’ai la prétention de penser que
certains de mes textes vont au-delà de la SF, qu’ils pourraient parler à
un public plus large et leur donner des clés pour comprendre un monde
qui n’est pas très éloigné de la science-fiction d’il y a quelques
décennies. Surtout les genres dystopiques. En pire.
La science-fiction ne parle pas et n’a jamais parlé du futur. Elle est
un genre de littérature essentiel pour comprendre le présent. Peut-être
doit-elle parfois se camoufler pour briser certains a priori ?
On se retrouve sur le stand PVH aux Imaginales pour discuter de tout
ça ?