CONSIDÉRATIONS SUR LE TALENT, LE GÉNIE, LE TRAVAIL ET UN JEU VIDÉO QUE
JE VOUS RECOMMANDE
by Ploum on 2023-06-02
https://ploum.net/2023-06-02-genie-talent-travail-superflu.html
À Épinal, j’ai eu la grande chance d’échanger avec Denis Bajram, auteur
de la BD culte Universal War 1. La conversation s’est très vite portée
sur la notion de génie, un sujet sur lequel je méditais justement depuis
longtemps.
Dans ma vision personnelle, le talent n’est finalement qu’une facilité,
un état de départ. Prenez deux individus sans la moindre expérience et
demandez-leur de chanter, dessiner, courir, jongler avec un ballon ou
n’importe quoi. Il y’a de grandes chances que l’un soit plus doué que
l’autre. Bajram me confiait qu’il était le meilleur en dessin de son
lycée. Lorsqu’on a du talent, tout semble facile. Bernard Werber a
d’ailleurs dit « Écrire, c’est facile, tout le monde peut le faire »
avant qu’Henri Lœvenbruck ne le reprenne « C’est facile pour toi. Pour
l’infime minorité de génies. Pour les autres, c’est du travail, beaucoup
de travail ». Hemingway ne disait-il pas que « Écrire c’est s’asseoir
devant sa machine et saigner » ?
Cependant, le talent n’est que la base et vient ensuite le travail,
l’entrainement. Le jeune, aussi talentueux soit-il, sort de son
microcosme et se voit soudain confronté aux meilleurs de son pays voire,
grâce à Internet, de la planète. Il se rend compte qu’il n’est pas aussi
talentueux que cela. Il doit travailler, s’améliorer. Souvent, il
abandonne.
Au plus on travaille, au plus on acquiert de l’expérience et de la
capacité à comprendre ce que l’on fait. À percevoir les défauts de ses
propres réalisations. On comprend pourquoi certaines œuvres sont bien
meilleures que ce que l’on fait. On en arrive même à un point où on
comprend intellectuellement ce qui est nécessaire pour arriver à un
résultat extraordinaire. Sans toujours être capable de le mettre
réellement en pratique.
À titre personnel, j’ai énormément travaillé la structure du récit, la
narration. L’histoire d’Universal War 1 est extraordinaire, prenante et
complexe. Je ne sais pas si je pourrai un jour égaler ce niveau. Mais je
comprends intellectuellement le processus mis en œuvre par Bajram pour y
arriver. Je vois comment il s’y prend, comment il utilise son talent et
sa capacité de travail. Je pourrais dire la même chose de celui qui est,
à mes yeux, le meilleur scénariste de bande dessinée de sa génération :
Alain Ayrolles, auteur de l’incroyable « De Capes et de Crocs ». Si la
série est l’une de meilleures qui soit, je crois que je comprends les
processus créatifs à l’œuvre. Et si je « comprends » UW1 et De capes et
de Crocs, j’en reste néamoins muet d’admiration et les relis
régulièrement.
Mais, parfois, arrive un génie. Contrairement au talent, le génie est
incompréhensible. Le génie sort de toutes les normes, de toutes les
cases. Même les meilleurs experts doivent avouer « Je ne sais pas
comment il a fait ». En bande dessinée, c’est par exemple un Marc-
Antoine Mathieu. Sa série « Julius Corentin Acquefaques, prisonnier des
rêves » relève du pur génie. J’ai beau les lire te relire, je ne vois
pas comment on peut produire ce genre de livres complètement hors-
normes. Je rends d’ailleurs hommage à cette série dans ma nouvelle « Le
Festival », cachée dans mon recueil « Stagiaire au spatioport Omega
3000 ».
Face à un génie, même les plus grands talents doutent. Dans
l’extraordinaire film « Amadeus », de Milos Forman, le musicien Salieri,
pourtant un des meilleurs de son époque, se retrouve confronté à Mozart,
l’adore, le jalouse, l’admire et le déteste à la fois. C’est en y
faisant référence que Bajram m’a parlé de ce qu’il appelle le syndrome
« Salieri », cette confrontation au génie qui fait douter même les plus
talentueux.
Ce doute de l’artiste, ce syndrome est intéressant, car, sur son blog,
Bajram confie être déçu par les séances de signatures où les fans font
la file sans même lui parler. Fans qui, pour certains, vont même jusqu’à
se plaindre sur Facebook.
Compte-rendu d’Épinal par Bajram
https://www.bajram.com/2023/05/30/arreter-aussi-les-seances-de-signatures/
Les artistes sont des éponges émotionnelles et pour une critique
négative sur Facebook ou Twitter, combien de fans intimidés qui n’ont
même pas osé adresser la parole à leur idole ? D’ailleurs, si j’ai moi-
même franchi ce pas, c’est parce que je m’étais préparé mentalement
depuis une semaine : « si tu vois Bajram et/ou Mangin, tu vas vers eux
et tu leur offres un livre ». En lisant le post de Bajram, j’ai envie de
lui dire : « Ce ne sont pas les séances de signatures qu’il faut
arrêter, c’est Facebook ! »
Régulièrement, des artistes, parfois très connus, parlent de mettre leur
carrière en pause à cause du harcèlement continu qu’ils subissent en
ligne. Mais ce n’est pas l’art ni la notoriété le problème, c’est bel et
bien les plateformes qui exploitent les failles de la psyché humaine et
nous font ressortir le négatif. Même sur Mastodon, je le vis assez
régulièrement : un simple commentaire négatif peut me faire douter,
voire m’énerver durant plusieurs heures (solution: allez relire les
critiques positives sur Babelio ou sur les blogs, ça fait du bien, merci
à ceux qui les postent !)
De plus en plus de professionnels se coupent des réseaux sociaux. C’est
par exemple le cas du cycliste Remco Evenepoel que le staff isole
totalement des réseaux sociaux pour être sûr qu’il soit concentré et
moralement au top lors des courses.
Le talent et le jeu de Gee
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Pourquoi vous parler de talent, de travail et de génie ? Parce que c’est
justement une réflexion qui murit en moi depuis que j’ai joué à Superflu
Riteurnz, le jeu de Gee.
Superflu Riteurnz, le jeu
https://studios.ptilouk.net/superflu-riteurnz
Je suis Gee depuis qu’il a commencé à poster sur Framasoft. Et un truc
qui m’a marqué depuis le début, c’est qu’il n’a pas un grand talent pour
le dessin. Yep, je sais, ce n’est pas sympa. Mais faisant moi-même des
crobards de temps à autre, je pense avoir au moins autant de talent que
lui. Il me fait bien marrer Gee, il a un humour bien à lui, mais ce
n’est pas un grand dessinateur.
Y’a juste une petite subtilité. C’est que lui il travaille. Il
persévère. Il a créé un univers avec son dessin assez simpliste. Il a
même auto-publié une BD de Superflu.
Superflu, la BD.
https://editions.ptilouk.net/superflu/
Et, soyons honnêtes, si la BD est sympathique, voire amusante, elle
n’est pas transcendante.
Sauf que Gee ne s’est pas arrêté en chemin. Il a sorti le jeu. Qui est
la suite de la BD, mais vous pouvez jouer sans avoir lu la BD.
Et là, l’incroyable travail de Gee m’a sauté aux yeux. L’univers
Superflu s’est affiné. S’est enrichi du talent informatique de l’auteur.
Les décors du jeu, les animations comme le vent dans les arbres où dans
les cheveux m’ont bluffé. J’ai plongé avec Miniploumette (11 ans) et
Miniploum (6ans). Ils ont adoré.
Je suis un énorme fan des point-n-click. Le premier jeu vidéo auquel je
forme mes enfants est Monkey Island, mon jeu fétiche. De temps en temps,
je réessaye un vieux jeu (je suis d’ailleurs bloqué depuis des mois dans
Sherlock Holmes : Case of the Rose Tatoo, malgré toutes les soluces que
j’ai pu lire en ligne, rien n’y fait). Superflu Riteurnz n’est pas
seulement un hommage, c’est une véritable version moderne du principe.
La jouabilité est excellente. Il y’a très peu de redondances ou de
longueurs.
Le jeu innove également avec une mécanique très appréciable : la hotline
pour obtenir des indices. Plutôt que d’aller chercher sur le web des
soluces, le jeu vous les apporte sur un plateau. Est-ce de la triche ?
Spontanément, mes enfants ne veulent pas utiliser la hotline sauf quand
ça commence à les gonfler. Il n’y a pas de score, pas d’enjeu et
pourtant ça fonctionne. Des enquêtes dans les bars crapuleux de
Fouchigny aux hauteurs vertigineuses du château d’eau en passant par les
courses poursuites infernales. En tracteur.
Le seul reproche ? C’est trop court. Après l’avoir terminé, on veut une
extension, une nouvelle aventure.
Mon conseil : si vous pouvez vous le permettre financièrement, achetez
la BD et le jeu. Les deux sont complémentaires. Si la BD ne vous
intéresse pas, pas de soucis, je l’ai lue après le jeu et le jeu
fonctionne très bien sans.
Ce jeu démontre qu’avec un travail de fou au dessin (les décors du jeu
sont vraiment superbes), à la programmation (et là, je m’y connais)
voire à la musique, Gee produit une œuvre multifacette particulièrement
intéressante, ludique, drôle, divertissante et intergénérationnelle.
Politique et critique, aussi. Le final m’a ôté mes dernières
hésitations. Le résultat est sans appel : le travail paie ! (du moins si
vous achetez le jeu)
Peut-être qu’après toutes ces superproductions hollywoodiennes, les
aventures de Superflu à Fouchigny (dont la maire m’a fait éclater de
rire) sont un retour bienvenu au confort de la proximité, du local.
Peut-être qu’après toutes ces années à suivre le blog de Gee sans être
fan de ses dessins, l’univers de Superflu, dont je trouvais le concept
moyennement amusant, s’est enfin mis en place pour moi et sans doute
pour beaucoup d’autres.
Allez à Fouchigny, le voyage vaut le déplacement !
Et souvenez-vous que des débutants au plus grands artistes que vous
admirez, tout le monde doute. Qu’un petit encouragement, un message
sympa, un serrage de main, une poignée d’étoiles sur votre site de
recommandation préféré sont le carburant qui produira le prochain livre,
le prochain jeu, le prochain court-métrage ou la prochaine musique qui
vous accompagnera dans un petit bout de vie. Ou qui vous inspirera.
Bonne découvertes, bonne créations !