DE LA MERDIFICATION DES CHOSES
by Ploum on 2023-06-15
https://ploum.net/2023-06-15-merdification.html
Les vieux ressassent souvent que « c’était mieux avant » et que « tout
se désagrège ». Le trope semble éculé. Mais s’il contenait une part de
vérité ? Et si, réellement, nous étions dans une période où la plupart
des services devenaient merdiques ? Et si le capitalo-consumérime était
entré dans sa phase de « merdification » ?
Le terme original « enshitification » a été proposé par
l’auteur/blogueur Cory Doctorow qui parle quotidiennement du phénomène
sur son blog. Je propose la traduction « merdification ».
Pluralistic, le blog de Cory Doctorow
https://pluralistic.net/
#enshitification sur Mastodon
https://mamot.fr/tags/enshitification
Mais qu’est-ce que la merdification ?
Une histoire de business model
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Dans notre société capitalo-consumériste, il est nécessaire de gagner de
l’argent en proposant un produit pour lequel d’autres sont prêts à
payer. Pour le travailleur, c’est son temps et ses compétences. Pour une
entreprise, c’est souvent plus complexe et trouver un bon business model
est compliqué.
Avec Netscape et la première bulle Internet, fin du millénaire
précédent, est apparue une idée nouvelle : plutôt que de faire un vrai
business model, l’entreprise va simplement tenter de se faire connaître
pour se faire racheter. Soit par une entreprise plus grosse, soit par le
public lors d’une introduction en bourse.
L’avantage est que, contrairement à une véritable entreprise qui vend
des produits, le délai de rentabilité est beaucoup plus court.
Investissez 100 millions dans une entreprise et revendez là 1 milliard
trois ans plus tard !
L’entreprise s’est alors transformée en « startup ». Le but d’une
startup n’est pas de proposer un service à des clients ni de faire des
bénéfices, le but d’une startup est de grossir et de se faire connaître.
L’argent est fourni par des investisseurs qui veulent un retour
important et rapide. Ce qu’on appelle les VC (Venture Capitalists).
L’argent de ces VC va permettre à l’entreprise de grossir et d’attirer
le prochain round de VC jusqu’au jour où l’entreprise est assez grosse
pour attirer l’attention d’un acheteur potentiel. Cette croissance doit
se faire tant en nombre d’utilisateurs que d’employés, les deux étant
les critères qui intéressent les acheteurs. On utilise le terme « acqui-
hire » lorsque le but est de simplement faire main basse sur les
employés, leur compétence et le fait qu’ils sont déjà une équipe soudée.
Auquel cas, le produit vendu par l’entreprise sera purement et
simplement supprimé après quelques mois durant lesquels l’entreprise
acheteuse ne cesse de prétendre le contraire. Exemples historiques :
rachat de Mailbox par Dropbox, du calendrier Sunrise par Microsoft ou de
Keybase par Zoom. Ce qui entraine des situations cocasses comme cet ex-
collègue qui, ayant signé un contrat pour rejoindre Sunrise à New York,
s’est retrouvé, pour son premier jour de travail, dans un bureau
Microsoft à Bruxelles.
Une autre raison pour valoriser une entreprise est son nombre
d’utilisateurs (même gratuits, surtout gratuits). L’idée est de
récupérer une base d’utilisateurs, des données les concernant et,
surtout, de tuer toute éventuelle concurrence. Facebook a racheté
Instagram et Whatsapp pour cette simple raison : les produits devenaient
très populaires et pouvaient, à terme, faire de la concurrence.
Contrairement à une entreprise « traditionnelle », le but d’une startup
est donc de se faire racheter. Le plus vite possible. De lever de
l’argent puis de faire ce qu’on appelle un « exit ».
Dans les programmes de coaching de startup, c’est réellement ce qu’on
apprend : comment « pitcher » à des investisseurs, comment faire des
métriques attractives pour ces investisseurs (les fameux KPI, qui
comprennent le nombre de followers sur Twitter et Facebook, je n’invente
rien), comment attirer des utilisateurs à tout prix (le « growth
hacking ») et comment planifier son exit en étant attractif pour les
gros acheteurs. Faire des slides pour investisseurs est désormais plus
important que de satisfaire des clients.
Les monopoles sont tellement prégnants dans tous les secteurs que, même
dans les écoles de commerce, le but avoué est désormais de faire des
entreprises qui soient « vendables » pour les monopoles. J’ai
personnellement entendu des « faut pas aller dans telle direction, plus
personne ne voudra te racheter après ça ».
Une odeur de Ponzi
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Nous avons donc créé une génération de services, en ligne ou non, qui
cherchent la croissance à tout prix sans aucun objectif de rentabilité.
Ne devant pas être rentables, ces services ont forcément écrasé la
concurrence. Uber tente de remplacer les taxis en perdant chaque année
des milliards (oui, des milliards) de dollars fournis par les
investisseurs (l’Arabie Saoudite dans ce cas-ci) et, de l’aveu même de
son rapport annuel aux actionnaires, sans aucun espoir d’être un jour
profitable. Amazon a historiquement fait la plupart de ses livraisons à
perte afin d’empêcher l’apparition d’un concurrent sérieux. Twitter n’a
jamais été profitable.
Ce système ne peut se perpétuer que tant que les investisseurs peuvent
revendre, plus cher, à d’autres investisseurs. C’est le principe de la
pyramide de Ponzi. Forcément, à la fin, il faut bien des pigeons qui
achètent très cher et ne peuvent jamais revendre. Le pigeon idéal reste
le particulier d’où l’objectif ultime d’être un jour coté en bourse.
L’arnaque est savamment entretenue grâce à la présence de milliardaires
qui font rêver tous les apprentis sorciers du business. S’ils sont
milliardaires, c’est que leur business fait des bénéfices plantureux,
non ? Non ! Le premier, Marc Andreessen, est devenu milliardaire en
revendant Nestcape, une société qui n’a jamais gagné un kopeck. Jeff
Bezos n’est pas devenu milliardaire en vendant des livres par
correspondances, mais en vendant des actions Amazon. Elon Musk ne gagne
pas d’argent en vendant des Teslas, mais bien des actions Tesla. On
pourrait même dire que vendre des Tesla n’est qu’une des manières de
faire de l’esbroufe afin de faire augmenter le cours de l’action, ce qui
est le véritable business de Musk (qui a très bien compris que Twitter
était un outil merveilleux pour manipuler les cours de la bourse).
Notons cependant l’originalité de Google et de Facebook. Les deux géants
ont en effet développé un business particulier : le fait de vendre des
« vues de publicité » pour lesquelles ils ont le contrôle total des
métriques. En gros, vous payez ces deux monstres pour afficher X
milliers de publicités et, après quelques jours, vous recevez un message
qui vous dit « Voilà, c’est fait, votre publicité a reçu X milliers de
vue, vous trouverez la facture en pièce jointe » sans aucune manière de
vérifier. Mais cette arnaque-là est une autre histoire.
Revenons à notre pyramide de Ponzi : le problème d’une pyramide de
Ponzi, c’est qu’elle finit tôt ou tard par craquer. Il n’y a plus assez
de pigeons pour entrer dans le jeu. La bourse s’écroule. Les
investisseurs rechignent et les individus ont déjà tous des centaines de
comptes pour une pléthore de services plus ou moins gratuits, soi-disant
financés par la publicité, publicité qui concerne souvent d’autres
services ou produits eux-mêmes financés par la publicité.
La société capitalo-monopolistique rentre alors dans une nouvelle phase.
Après la croissance infinie, voici le temps de passer à la caisse. Après
les promesses, la merdification.
Les techniques de merdification
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Le principe de la merdification est simple : maintenant que les
utilisateurs sont captifs, que les concurrents ont quasiment disparu,
que les business indépendants ont été acculés à la faillite ou rachetés,
on peut exploiter l’utilisateur jusqu’au trognon.
Certains groupes d’investisseurs se sont spécialisés dans ces
techniques. Cory Doctorow les regroupe sous le terme « Private Equity »
(PE). Leur job ? À partir d’un business existant, extraire un maximum
d’argent en un minimum de temps, disons entre deux et cinq ans.
Comment ?
Premièrement, en augmentant les tarifs et en supprimant les programmes
gratuits. Les utilisateurs sont habitués, migrer vers un autre service
est difficile, la plupart vont payer. Surtout si cette hausse est
progressive. L’objectif n’est pas d’avoir de nouveaux utilisateurs, mais
bien de faire cracher ceux qui sont déjà là. On va donc leur pourrir la
vie au maximum : tarifs volontairement complexes et changeant,
rebranding absurdes pour justifier de nouveaux tarifs, blocage de
certaines fonctionnalités, problèmes techniques empêchant la migration
vers un autre service, etc.
En second lieu, on va bien entendu stopper tout investissement dans
l’infrastructure ou le produit. Un maximum d’employés vont être
licenciés pour ne garder que l’équipage minimal, si possible sous-payé.
Le support devient injoignable ou complètement incompétent, la qualité
du produit se dégrade tout à fait.
Bref, c’est la merdification.
C’est destructif ? C’est bien l’objectif. Car la véritable astuce est
encore plus retorse : fort de son historique et de sa réputation, la
société peut certainement obtenir des prêts bancaires. Ces prêts
amèneront une manne d’argent qui permettra de payer… les personnes
travaillant pour le Private Equity (qui se sont arrogés des postes dans
l’entreprise). Certains montages permettent même à l’entreprise de
prendre un emprunt pour se racheter elle-même… aux investisseurs. Qui
récupèrent donc directement leur mise, tout le reste n’étant plus que du
bénéfice.
Une fois que tout est à terre, il ne reste plus qu’à mettre l’entreprise
en faillite afin qu’elle soit insolvable. Les utilisateurs sont, de
toute façon, déjà partis depuis longtemps.
Les conséquences de la merdification
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Si les conséquences pour le client sont évidentes, elles le sont encore
plus pour le travailleur. S’il n’a pas été viré, le travailleur doit
donc désormais travailler beaucoup plus, dans une infrastructure qui
part à vaut l’eau et sans aucune perspective autre que de se faire
insulter par les clients.
Les « faux indépendants » (livreurs Deliveroo, chauffeurs Uber, etc.)
voient fondre leurs marges alors que les règles, elles, deviennent de
plus en plus drastiques et intenables. Le terrifiant spectre du chômage
nous fait prendre en pitié les employés forcés de nous fournir des
services merdiques. Nous les remercions. Nous leur mettons des étoiles
par pitié, parce que sinon ils risquent de se faire virer. Et nous
payons pour un service de merde. En l’acceptant avec le sourire. Ou
alors nous les engueulons alors qu’ils ne peuvent rien faire.
Le phénomène de merdification n’est pas cantonné aux startups Internet,
même s’il y est particulièrement visible. Il explique beaucoup de choses
notamment dans la grande distribution, dans le marché de l’emploi, dans
la disparition progressive des commerçants indépendants au profit de
grandes enseignes. On peut même également le voir à l’œuvre dans le
cinéma !
Il y’a des chances que la plupart des films à l’affiche dans votre
cinéma soient des reprises ou des continuations de franchises
existantes, franchises qui sont exploitées jusqu’au trognon jusqu’à
devenir des sous-merdes. Écrire un scénario est désormais un art oublié
et chaque film n’a plus qu’un objectif : produire une bande-annonce
alléchante. En effet, une fois le ticket acheté et le pigeon assis dans
son siège avec son popcorn, rien ne sert de lui fournir quoi que ce
soit. Il a déjà payé ! Un peu comme si les films n’étaient plus qu’une
version allongée de la bande-annonce. Les séries ne cherchent plus à
construire quoi que ce soit vu que chaque série d’épisodes (même plus
des saisons entières) n’est tournée que si les précédents ont fait un
score minimal de vision. Les histoires sont décapitées avant même de
commencer.
La blogueuse Haley Nahman a d’ailleurs analysé une normalisation des
couleurs des séries et des films qui pourrait être une conséquence de
cette merdification.
« The contagious visual blandness » par Haley Nahman
https://haleynahman.substack.com/p/132-the-contagious-visual-blandness
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Prendre conscience de cette merdification, la nommer est une étape
importante. Et réaliser que ce n’est pas une fatalité. Ce n’est pas
l’incompétence ou la paresse des travailleurs qui est en cause. Il
s’agit d’un phénomène volontaire et conscient destiné à soutirer un
maximum de revenus de notre infrastructure. Il s’agit d’une étape
inéluctable du capitalisme monopolistique dans lequel nous vivons.
Les infrastructures publiques vendues à des entreprises privées ont été
une aubaine incroyable pour les merdificateurs. Oui, prendre le train
est devenu cher et merdique. Parce que c’est l’objectif : empocher un
maximum de bénéfices privés en provenance d’investissements publics. La
merdification est une véritable spoliation des biens publics. Cela même
pour les entreprises privées qui, très souvent, ont obtenu de l’argent
public pour aider à se lancer et à « faire rayonner l’économie de notre
belle région » (dixit le ministre qui a voté le budget). Notons que ce
type de merdification de l’espace public a toujours existé. Zola l’a
parfaitement décrit dans « La curée ».
À titre individuel, il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est tenter
de soutenir les petites entreprises, les commerces indépendants, ceux
qui vivent de la satisfaction de leur clientèle. Et faire attention à ne
pas se laisser enfermer dans des services commerciaux qui, si alléchants
soient-ils, n’ont d’autres choix que de disparaitre ou se merdifier.
Mais ne nous voilons pas la face, ce n’est pas prêt de s’arrêter.
Certains psychopathes semblent avoir comme objectif de merdifier la
planète entière pour accroitre leur profit. Et, jusqu’à présent, rien ne
semble pouvoir les arrêter.
Photo par Denny Müller sur Unsplash, un service en cours de
merdification
https://unsplash.com/photos/IYT-LO79O78