LA PRIVATISATION DE NOS SENS
by Ploum on 2023-06-07
https://ploum.net/2023-06-07-privatisation-de-nos-sens.html
J’ai déjà glosé ad nauseam sur nos nuques penchées en permanence sur un
petit rectangle en plastique, sur notre attention aspirée pour se
cantonner à un minuscule écran ne nous montrant que ce que deux ou trois
monopoles mondiaux veulent bien nous transmettre.
L’idée, explorée dans Printeurs, que ces monopoles se branchent
directement dans nos cerveaux pour les influencer semble encore de la
science-fiction.
Pourtant, la capture de nos sens a déjà commencé.
Avez-vous observé le nombre de personnes se baladant avec des écouteurs
blancs dans les oreilles et ne les retirant pas pour converser voire
même pour passer à la télévision ? Ces personnes vivent dans un
environnement en « réalité augmentée ». Ils peuvent entendre un mélange
des sons virtuels et des sons réels. Ce mélange étant contrôlé… par les
monopoles qui vendent ces écouteurs.
Porter ce genre d’écouteur revient à littéralement vendre sa perception
à des entreprises publicitaires (oui, Apple est une entreprise qui vit
de la pub, même si c’est essentiellement de la pub pour elle-même). Un
jour, vous vous réveillerez avec des publicités dans l’oreille. Ou bien
vous ne comprendrez pas un discours, car certaines parties auront été
censurées.
Ce n’est pas une potentialité éloignée, c’est l’objectif avoué de ces
technologies.
Après l’audition, c’est au tour de la vue d’être attaquée à traves des
lunettes de réalité augmentée.
Les publicités pour la nouvelle mouture Apple montrent des gens
souriants, portant les lunettes pour participer à des vidéoconférences
tout en semblant profiter de la vie. Fait amusant : personne d’autre
dans ces conférences factices ne semble porter ce genre de lunettes.
Parce que ce n’est pas encore socialement accepté. Ne vous inquiétez
pas, ils y travaillent. Il a fallu 20 ans pour que porter des écouteurs
en public passe de psychopathe asocial à adolescent branché. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle les lunettes Apple sont si chères :
elles deviennent une marque de statut, un objet de luxe. Les premières
personnes que vous verrez dans la rue les portant seront celles qui ont
de l’argent à dépenser et tiennent à le faire savoir. Ce qui entrainera
fatalement la popularisation des modèles meilleur marché.
Dans Tantzor, paru en 1991, Paul-Loup Sulitzer se moquait déjà de cet
aspect en racontant la vie d’un entrepreneur russe qui vendait des faux
écouteurs verts fluo bon marché aux gens qui ne savaient pas se payer un
walkman. Pour pouvoir faire comme tout le monde, pour avoir l’air de
posséder un walkman.
Porter un casque audio et visuel dans la rue deviendra un jour ou
l’autre une norme acceptable. Ce qui ne serait pas un problème si la
technologie n’était pas complètement contrôlée par ces morbides
monopoles qui veulent transformer les humains en utilisateurs, en
clients passifs.
Ils ont réussi à le faire en grande partie avec Internet. Ils sont
désormais en train de s’attaquer à la grande pièce au plafond bleu en
privatisant graduellement nos interactions avec le réel : le transport
de nos corps à travers les voitures individuelles, les interactions
humaines à travers les messageries propriétaires, l’espionnage de nos
faits, paroles et gestes jusque dans nos maisons et désormais le
contrôle direct de nos sens.
La technologie peut paraitre terrifiante à certains. Mais elle est
merveilleuse quand on en est acteur. Elle n’est pas la cause.
Nous avons, à un moment, accepté que la technologie appartenait à une
élite éthérée et que nous n’en étions que les utilisateurs. Que les
outils pouvaient avoir un propriétaire différent de son utilisateur. Les
luddites l’avaient bien compris dans leur chair. Marx en a eu
l’intuition. Personne ne les a entendus.
Tant que nous restons soumis aux dictats du marketing, tant que nous
acceptons la pression sociale provenant parfois de nos proches, nous
sommes condamnés à rester des utilisateurs de la technologie, à devenir
des utilisateurs de notre propre corps, de notre propre cerveau.