POURQUOI J’AI SUPPRIMÉ MON COMPTE TWITTER (ET POURQUOI VOUS POUVEZ
PROBABLEMENT EN FAIRE AUTANT SANS HÉSITER)
by Ploum on 2023-10-29
https://ploum.net/2023-10-29-le-droit-de-supprimer-twitter.html
Je suis complètement addict aux réseaux sociaux. Je suis complètement
obnubilé par mon image sur ceux-ci. Pendant des années, dès qu’une
nouvelle plateforme apparaissait, j’y créais un compte "@ploum" histoire
de « garder le contrôle » sur mon pseudonyme. Je tenais les comptes de
mes followers sur chacune. Je me présentais comme « @ploum » dans le
premier slide de mes conférences.
Il y a déjà un an, Elon Musk prenait les rênes de Twitter, le renommait
en « X-anciennement-Twitter » et le transformait, d’après les
témoignages que j’en ai, en une soupe nauséabonde. Je dis « d’après les
témoignages » parce qu’à l’époque, cela faisait justement un an que
j’avais supprimé mon compte.
Si j’ai supprimé mon compte, avant même l’arrivée d’Elon Musk, il y’a
des chances que vous puissiez supprimer le vôtre également. Et peut-être
pas seulement sur Twitter.
Je parle bien de le supprimer, pas de ne « plus l’utiliser » ou « le
mettre en sommeil ». Je suis passé par là également et cela n’a rien à
voir. C’est comme les personnes, dont la télé trône au milieu du salon,
mais qui disent ne pas la regarder. Ou rarement. Enfin… pas trop
souvent. Enfin, juste quand on s’ennuie. Ou quand il y’a un truc
intéressant… Et puis aussi pour avoir une présence.
En supprimant mon compte, j’ai retiré un utilisateur de la plateforme et
fait baisser sa valeur.J’ai supprimé toute possibilité de me contacter
sur ces plateformes, possibilité qui faisait que, même si je n’utilisais
plus un service, je m’y connectais une fois par mois pour répondre aux
messages qui arrivaient forcément là-bas, car, si compte il y a, il
y’aura toujours quelqu’un pour l’utiliser.
En supprimant mon compte, je suis devenu injoignable sur cette
plateforme. Ce qui rend la plateforme un tout petit peu moins attractive
pour mon entourage et ceux qui me suivent. Ce qui fait que la plateforme
ne pourra pas montrer mon nom dans la liste de contacts lorsqu’une
personne qui a mon numéro de téléphone s’inscrira pour la première fois.
J’ai également supprimé un follower de tous ces créateurs que j’aime,
mais qui sont, comme moi, un peu trop addicts aux likes.
Bref, en supprimant mon compte Twitter, j’ai rendu le monde un poil
meilleur.
Oui, mais si on veut te contacter via cette plateforme
======================================================
Si on veut me contacter, supprimer mon compte est la meilleure des
choses. Parce que personne ne tentera de me contacter sur une plateforme
où je ne suis pas. Personne ne pensera que j’ai reçu le message.
Comme je l’expliquais, les réseaux sociaux publicitaires ne nous mettent
pas en relation, ils nous vendent l’illusion d’être en relation. En
faisant parfois exactement le contraire.
Facebook m’a rendu injoignable
https://ploum.net/facebook-ma-rendu-injoignable/index.html
Pour le cas d’un groupe particulier utilisant une plateforme, c’est
souvent difficile d’être le premier à quitter. J’ai souvent eu
l’impression de m’exclure des groupes qui n’étaient pas techniques (les
différents sports que je pratique dans mon cas). J’ai signalé à
plusieurs personnes que je ne recevais pas les infos. J’ai rappelé que
je n’étais pas sur la plateforme utilisée, Facebook, Twitter ou
Whatsapp. J’ai demandé à certains de me faire suivre les messages.
Cela a été difficile jusqu’au moment où une deuxième personne s’est
révélée ne pas être non plus sur la plateforme. Soit qu’elle l’ait
quittée, soit qu’elle ne l’ait jamais été. À partir de ce moment-là, les
membres du groupe prennent conscience que la plateforme n’est plus
représentative du groupe. Et l’intérêt pour la plateforme diminue pour
disparaitre totalement avec la troisième personne qui n’y est pas non
plus.
Être le premier est difficile et pas toujours possible dans un groupe.
Mais si vous ne savez pas être le premier, soutenez toute autre
tentative et soyez le second.
Oui, mais on peut usurper ton identité.
=======================================
Sur Twitter, je disposais d’un compte vérifié (et ce depuis plusieurs
années, à une époque où c’était encore rare et une source de frime), un
compte créé en 2007 avec presque 7000 followers. J’y étais attaché. J’en
étais fier même si avoir un nombre de followers à 4 chiffres est un peu
la gêne chez les influenceurs de la nouvelle génération.
Avant de supprimer mon compte, je l’ai annoncé. À tous les messages qui
arrivaient pendant une semaine ou quelques jours, j’ai répondu que ce
compte allait être supprimé. Je l’ai également annoncé sur mon site et
sur Mastodon.
Il est important de rappeler qu’à la suppression d’un compte Twitter, le
pseudo est bloqué pendant un an. Pendant un an, personne ne peut
l’utiliser.
Un an plus tard, quelqu’un pourrait en effet utiliser votre identifiant.
C’est arrivé avec @ploum, un an jour pour jour après la suppression du
compte. Le nouveau compte @ploum n’a rien à voir avec moi et ne peut en
aucun cas être confondu avec moi.
Oui, ma petite notoriété m’a déjà fait subir des attaques voire du
harcèlement. Oui, j’ai déjà vu des faux ploum se faire passer pour moi,
ce qui a motivé d’ailleurs à l’époque ma vérification par Twitter.
Pourtant, la probabilité que l’identifiant soit réutilisé par une
personne qui me connait et est motivée pour me nuire était tout de même
très faible. Parce que, honnêtement, tout le monde s’en fout de mon
compte Twitter. Surtout quand il faut attendre un an après sa
disparition.
Mais admettons que ce soit le cas. Un compte Twitter serait apparu qui
aurait repris mon pseudo et un avatar crédible avant de commencer à
raconter des atrocités en se faisant passer pour moi.
Et alors ?
Ce genre de compte a toujours été possible en jouant sur de subtiles
variations orthographiques. On pourrait imaginer @pl0um, @ploom, @p1oum,
… Cela fait un an que mon compte avait disparu, il n’est plus référencé
sur mon site ni dans aucune bio, il a 0 follower. Quelle est la
crédibilité d’un faux compte ?
Ne pas supprimer son compte Twitter par peur d’usurpation d’identité,
c’est reconnaître à Twitter un pouvoir énorme, un pouvoir étatique :
celui d’assigner l’identité des individus. Reconnaissez-vous Elon Musk
comme garant de votre identité ? Si non, il est urgent de supprimer
votre compte. Et si oui, rappelez-vous que Musk peut s’arroger de
prendre votre identifiant à sa guise. Il l’a déjà fait.
Ce genre d’argument, que j’entends très souvent, me fait également
souvent sourire parce que, en toute honnêteté, qui est suffisamment
important pour qu’on veuille usurper son identité sur Twitter ? Et quels
problèmes de cette situation très hypothétique ne pourraient pas être
réglés par un simple « Ce compte Twitter se fait passer pour moi, mais
ce n’est pas moi » sur vos autres plateformes et sur votre site ?
Franchement, au rythme où ça va, vous pensez vraiment qu’il y’aura quoi
que ce soit de crédible sur Twitter dans un an ? Si votre identité
numérique est importante, investissez dans un nom de domaine avant toute
chose !
L’inventeur, auteur et technologiste Jaron Lanier, par exemple, n’a
jamais eu de compte sur aucun réseau social. Il a d’ailleurs écrit un
livre très court pour vous convaincre d’effacer vos comptes. Pourtant,
il y’a plusieurs comptes à son nom, certains portant même la mention
« officiel ». Il se contente de dire sur son site que ces comptes ne
sont pas de lui. Point à la ligne, problème réglé.
10 arguments pour supprimer vos comptes sur les réseaux sociaux
https://www.jaronlanier.com/tenarguments.html
OK, toi tu l’as fait, mais moi je vais perdre ma communauté et mon
==================================================================
audience
========
Comme le raconte Cory Doctorow, votre audience Twitter a déjà disparu.
Ce n’est qu’un chiffre. Le média NPR a supprimé son compte Twitter et
ses visites ont baissé de moins de 1%. Cory Doctorow a 10 fois plus de
followers sur Twitter que sur Mastodon. Mais quand on parle des partages
et des réponses, le ratio s’inverse. Mastodon est clairement beaucoup
plus actif.
Blog de Cory Doctorow sur la disparition de l’audience Twitter
https://pluralistic.net/2023/10/14/freedom-of-reach/
La même expérience vient d’être menée involontairement par l’application
Signal. Le compte Twitter officiel de Signal, 600k followers, a en effet
réagi à l’annonce d’une faille de sécurité.
Le message de Signal sur Twitter
https://nitter.net/signalapp/status/1713789255359619171
Ce message a fait la première page du populaire site Hacker News et a
donc été vu beaucoup de fois, y compris par des gens ne suivant pas le
compte Signal sur Twitter.
5h plus tard, alors que le message Twitter faisait déjà le buzz, Signal
a reposté le contenu sur son compte Mastodon, qui n’a « que » 40k
followers (15 fois moins).
Le même message de Signal sur Mastodon
https://mastodon.world/@signalapp/111243840362802813
Pourtant, à l’heure où j’écris ces lignes, le nombre de partages est
incroyablement identique (641 contre 615). Le nombre de réponses est
également très similaire (30 contre 23). Et si on retire les "lol", les
memes et autres réponses de moins de cinq mots, on peut même arriver à
la conclusion que le fameux « engagement » sur Twitter est à peu près
nul. (UPDATE: une semaine plus tard, le nombre de partages est passé à
1100 sur Mastodon pour 900 sur Twitter)
L’écrivain Henri Lœvenbruck a également supprimé complètement son compte
Twitter et sa page Facebook en 2022. Il est pourtant connu et vit de sa
notoriété. Son roman « Les disparus de Blackmore », publié quelques mois
après cette suppression, s’est mieux vendu que le précédent. Nul ne
saura jamais s’il aurait pu en vendre encore plus en étant sur Facebook
ou Twitter. Mais la preuve est faite que cette présence n’est absolument
pas indispensable.
Je le dis et le redis : le nombre de followers est faux. C’est une
information qui est conçue dans l’optique de vous tromper.
Pour une poignée de followers (billet où je détaille cet argument)
https://ploum.net/2023-07-23-pour-une-poignee-de-followers.html
Oui, vous avez le droit de supprimer vos comptes
================================================
Le sentiment de m’être fait avoir en créant des comptes sur Twitter,
Facebook et autres Medium est fort. Mais ma seule erreur a été de croire
les promesses de cette industrie. Ce n’est pas moi qui me suis trompé,
ce sont les plateformes qui nous ont menti. Certains le prédisaient déjà
à l’époque et me traitaient de naïf. Je ne les ai pas écoutés, je m’en
excuse auprès d’eux. J’ai parfois argué « qu’il fallait aller où les
gens étaient », devenant moi-même un allié de ces plateformes. Je vous
ai encouragé, vous qui me lisez depuis des années, à m’y rejoindre,
contribuant à leur emprise. Je m’en excuse profondément auprès de vous.
Ne pas déceler un mensonge est une erreur. À ma décharge, c’est une
erreur qui peut arriver à tout le monde.
Mais aujourd’hui, le mensonge est éclatant. Il est indéniable.
Recommanderais-je à mes amis de s’inscrire sur ces plateformes ? Serais-
je d’accord que mes enfants s’y inscrivent ? Si la réponse est non à
l’une de ces questions, garder un compte sur ces plateformes n’est plus
excusable.
Nous sommes le composant essentiel des plateformes centralisées. Si nous
n’aimons pas ce qu’elles sont ou ce qu’elles deviennent, si leurs
valeurs sont en contradiction avec les nôtres, notre devoir est de les
quitter, de les assécher, pas de lutter pour les améliorer.
Ne pas réagir et continuer à se laisser faire lorsque le mensonge est
flagrant n’est pas une erreur, c’est à la limite de la complicité. C’est
encore plus le cas pour les organisations et les militants qui
prétendent soutenir des valeurs opposées à celles de la plateforme. On
ne peut pas lutter contre le capitalo-consumérisme sur Facebook ni
contre l’extrême droite sur Twitter. Le prétendre n’est qu’hypocrisie
intellectuelle.
Et j’en ai été le premier coupable.
Aujourd’hui, je tente de réparer mes erreurs du passé en vous demandant,
à vous mes amis qui lisez ceci, de supprimer vos comptes sur ces réseaux
sociaux publicitaires. Je peux vous rassurer : non, vous n’allez que peu
ou prou manquer des choses importantes. Oui, ça sera dur au début, mais
ça ira de mieux en mieux. Et peut-être que vous allez y gagner beaucoup
plus que ce que vous imaginez.
Oui mes amis, vous avez le droit, vous avez le devoir de supprimer vos
comptes !
PS : Je dédie ce post à Henri Lœvenbruck, cité plus haut dans cet
article. Cela fait un an jour pour jour que t’es arrivé sur Mastodon.
J’en suis heureux pour toutes les expériences vécues ensemble cette
année et dans les prochaines. Joyeux mastanniversaire mon ami !
Photo d’illustration par Max Böhme.
https://unsplash.com/fr/photos/pianta-di-vite-verde-sul-muro-di-mattoni-mar…
LE NOUVEAU TRANSHUMANISME
by Ploum on 2023-10-17
https://ploum.net/2023-10-17-transhumanisme.html
Les poumons remplis par la cigarette électronique,
Les oreilles bouchées par les écouteurs,
Les yeux obnubilés par l’écran,
Les doigts agrippés au smartphone,
Que l’on porte alternativement devant la bouche ou l’oreille,
Dans son absurde horizontalité.
Nous rêvions d’un transhumanisme pour étendre nos capacités,
Pour augmenter notre sensorialité,
Pour démultiplier notre perception et notre impact sur la réalité.
Nous avons construit à la place une technologie de l’anesthésie.
Nous bloquons, nous bouchons, nous tentons d’oublier.
Nous désactivons nos sens pour ne pas nous sentir crever.
Et lorsque nous nous retrouvons brièvement déconnectés,
Les sens soudain réveillés sur la conscience de la douleur d’exister,
Angoissés nous cherchons une connexion, un substitut, un objet à
acheter,
Un cancer à consommer en cannette, barre sucrée ou cendres inhalées.
L’extension, l’amélioration de la réalité étaient un rêve.
Mais les rêves ne sont plus faits pour se réaliser,
Ils ne sont que l’inspiration de produits à consommer.
J’aurais bien sauvé le monde, mais je vais rater.
Le dernier épisode de la nouvelle série télé.
Après tout, ce petit écran ne me donne-t-il pas accès au monde entier ?
Au savoir humain dans son entièreté ?
Moi dont la voix pourrait porter à l’autre bout de la planète,
Moi qui pourrais sans effort créer de quoi…
Oh, tiens, une mise à jour à installer !
LES TERRITOIRES PERDUS
by Ploum on 2023-10-12
https://ploum.net/2023-10-12-territoires-perdus.html
Les hommes avaient mis la nature en prison, la détruisant, la repoussant
pour planter ces immensités de jachères macadamisées où poussent la
tôle, le bruit, l’air vicié et les accidents.
Les arbres tentaient vainement de subsister, leur chlorophylle grise en
quête de quelques brins de lumière ayant traversé le smog.
Les ligneux esprits avaient du mal à comprendre cette humanité délirante
: « Mais pourquoi les humains construisent-ils des cages à parking ? »
> Ce texte est une réponse instinctive et spontanée à la photo « Les
territoires perdus » de Bruno Leyval, photo qui illustre cet article et
reproduite ici avec sa bénédiction.
« Les territoires perdus » par Bruno Leyval
https://www.brunoleyval.fr/les-territoires-perdus/
CE QUE L’ÉCOLOGIE PEUT APPRENDRE DU LOGICIEL LIBRE
by Ploum on 2023-10-09
https://ploum.net/2023-10-09-ecologie-et-opensource.html
Extrait de mon journal du 8 octobre 2023.
=========================================
L’écologie a beaucoup à apprendre de l’échec du mouvement pour le
logiciel libre. Celui-ci, perçu avec raison comme étant un combat moral
s’opposant à la privatisation et la marchandisation des communs, s’est
mué en open source, un mouvement très similaire, mais mettant en avant
l’aspect technique afin de ne plus remettre en question l’aspect
mercantile et la philosophie capitaliste.
Le résultat est sans appel: l’open source a gagné ! Il est partout. Il
compose l’essentiel des logiciels que vous utilisez tous les jours. Le
plus grand adversaire historique du logiciel libre, Microsoft, est
devenu le plus grand contributeur à l’open source, étant même
propriétaire de la plus grande et incontournable plateforme de
développement open source : Github.
Et pourtant, les utilisateurs n’ont jamais eu aussi peu de liberté (ce
qui justifie que je parle d’échec). Nous sommes espionnés, nous devons
payer des abonnements mensuels pour tout, nous sommes soumis à des
myriades de publicités. Nous n’avons aucun contrôle sur nos données ni
même sur les ordinateurs que nous achetons. Là où le logiciel libre
s’opposait à la privatisation des communs, l’open source contribue à cet
accaparement.
La victoire à la Pyhrrus de l’open source entraine une désertion du
combat pour la préservation de nos libertés fondamentales. La
disparition de ces libertés n’était, au départ, que perçue comme un
délire de quelques geeks paranoïaques. Elle est désormais un fait avéré
et totalement banalisé, normalisé dans la vie quotidienne de l’immense
majorité des humains. Le simple droit à exister sans être espionné, sans
être envahi par les monopoles publicitaires et sans être forcé à
dépenser de l’argent pour une énième mise à jour a essentiellement
disparu. Se connecter aux plateformes en ligne officielles de nombreuses
institutions, y compris étatiques, nécessite désormais le plus souvent
un compte Google, Apple ou Microsoft. La plus grande université
francophone de Belgique, où je suis employé, force chaque étudiant et
chaque membre du personnel à utiliser un compte Microsoft et à y sauver
toutes ses données, toutes ses communications.
Le parallèle avec l’écologie est troublant à l’heure où la doxa
politique consiste à concilier écologie et consumérisme. L’écologie de
marché est promue comme une solution exactement de la même manière que
l’open source était vu comme une manière pour le logiciel libre de
s’imposer.
Nul besoin d’être prophète pour prédire que le résultat sera identique,
car il l’est déjà : une situation aggravée, mais perçue comme
acceptable, car le combat fait désormais partie du passé. Les militants
restants forment une arrière-garde décatie.
Le marché des compensations carbone, qui produit plus de pollution que
s’il n’existait pas tout en autorisant les plus gros pollueurs à
s’acheter une conscience, n’est que le premier de nombreux exemples.
L’absurde hypocrisie des entreprises de se prétendre « écologiques » ou
« vertes » en est une autre. En vérité, il n’y a pas de compromis à
faire avec l’économie consumériste, car elle est la racine du mal qui
nous ronge.
Bon nombre de militants écologistes se regroupent désormais sur des
plateformes publicitaires comme Facebook ou Google qui cherchent à
privatiser l’information et les espaces de discussions en nous poussant
à la consommation. Ce n’est qu’une des nombreuses illustrations de notre
incapacité à imaginer les conséquences logiques de nos actions dès le
moment où notre salaire et notre confort quotidien dépendent du fait que
nous ne les imaginions pas.
Mon expérience universitaire démontre que les organisations qui sont
censées nous servir d’élite intellectuelle sont tout autant corrompues
et dénuées de l’imagination qui est pourtant le cœur de leur mission.
40 ANS DE GNU
by Ploum on 2023-09-27
https://ploum.net/2023-09-27-40ans-gnu.html
Richard Stallman ne voulait pas changer le monde. Il ne voulait pas se
battre contre les moulins à vent. Il ne voulait pas réinventer la roue.
Richard Stallman voulait simplement retrouver ses amis, sa communauté.
Pour ce jeune homme barbu et rondouillard, les relations sociales
n’avaient jamais été simples. Toujours plongé dans les livres et adorant
résoudre des casse-têtes logiques, le jeune homme avait toujours eu un
peu de mal à trouver sa place. Il avait beau adorer la compagnie, les
longues discussions et la danse, ses intérêts pour les mathématiques
semblaient toujours un peu en décalage. Son humour, surtout, était
souvent mal perçu au point de choquer ou d’effrayer. C’est au
laboratoire d’Intelligence Artificielle du MIT qu’il avait enfin eu
l’impression d’être entièrement à sa place. Les jours et les nuits
devant un écran, les doigts sur un clavier, entourés de personnes qui,
comme lui, ne cherchaient que des problèmes à résoudre. À résoudre de la
manière la plus simple, la plus élégante, la plus rigolote ou la plus
absurde. Pour l’amour de l’art, par besoin ou par simple envie de faire
une blague potache.
RMS, ainsi qu’il se présentait chaque fois que l’ordinateur lui
affichait le mot "login:", était heureux.
Mais le vent changeait. En 1976, le très jeune dirigeant d’une obscure
société vendant un compilateur BASIC s’était fendu d’une longue lettre
ouverte à la communauté des utilisateurs d’ordinateurs. Dans cette
lettre, il suppliait les amateurs d’ordinateurs d’arrêter de partager
des logiciels, de le modifier, de les copier. À la place, arguait-il, il
faut acheter les logiciels. Il faut payer les développeurs. Bref, il
faut faire la différence entre les développeurs payés et les
utilisateurs qui paient et n’ont pas le droit de comprendre comment le
programme fonctionne.
S’il l’a lue, la lettre est passée au-dessus de la tête de Richard. Ce
que produit ce jeune William Gates, dit Bill, et sa société « Micro-
Soft » ne l’intéressait pas à l’époque. Il sait bien que l’esprit
« hacker » est celui du partage, de la curiosité. Ken Thompson,
l’inventeur d’Unix, n’avait jamais caché son désir de partager toutes
ses expérimentations. Lorsque les avocats d’AT&T, son employeur, avaient
commencé à rechigner en déposant la marque UNIX puis en interdisant tout
partage, lui, Dennis Ritchie, Brian Kernighan et leurs comparses
s’étaient amusés à contourner toutes les règles. Le code source se
transmettait via des bandes « oubliées » dans un bureau voire sur les
bancs des parcs. Le code source entier d’UNIX, annoté et commenté par
John Lions pour servir de support éducatif à ses étudiants, se targuait
d’être le livre d’informatique le plus photocopié du monde malgré
l’interdiction d’en faire des copies.
Les Bill Gates et leurs armées d’avocats ne pourraient jamais venir à
bout de l’esprit hacker. Du moins, c’est ce que Richard Stallman pensait
en travaillant à sa machine virtuel LISP et à son éditeur Emacs.
Jusqu’au jour où il réalisa qu’une société, Symbolics, avait
graduellement engagé tous ses collègues. Ses amis. Chez Symbolics, ceux-
ci continuaient à travailler à une machine virtuelle LISP. Mais ils ne
pouvaient plus rien partager avec Richard. Ils étaient devenus
concurrents, un concept inimaginable pour le hacker aux cheveux en
bataille. Par bravade, celui-ci se mit alors à copier et implémenter
dans la machine LISP du MIT chaque nouvelle fonctionnalité développée
par Symbolics. À lui tout seul, il abattait le même travail que des
dizaines d’ingénieurs. Il n’avait bien entendu pas accès au code source
et devait se contenter de la documentation de Symbolics pour deviner les
principes de fonctionnement.
Le changement d’ambiance avait été graduel. Richard avait perdu ses
amis, sa communauté. Il avait été forcé, à son corps défendant, de
devenir un compétiteur plutôt qu’un collaborateur. Il ne s’en rendait
pas complètement compte. Le problème était encore flou dans sa tête
jusqu’au jour où une nouvelle imprimante fit son apparition dans les
locaux du MIT.
Il faut savoir que, à l’époque, les imprimantes faisaient la taille d’un
lit et avaient pas mal de problèmes. Sur la précédente, Richard avait
bricolé un petit système envoyant automatiquement une alerte en cas de
bourrage. Il n’avait pas réfléchi, il avait pris le code source de
l’imprimante et l’avait modifié sans se poser de questions. Mais, contre
toute attente, le code source de la nouvelle imprimante n’était pas
livré avec. Le monde de l’informatique était encore tout petit et
Richard avait une idée de qui, chez Xerox, avait pu écrire le logiciel
faisant fonctionner l’imprimante. Profitant d’un voyage, il se rendit
dans le bureau de la personne pour lui demander une copie.
La discussion fut très courte. La personne n’avait pas le droit de
partager le code source. Et si elle le partageait, Richard devait signer
un accord de non-divulgation. Il n’aurait, à son tour, pas le droit de
partager.
Pas le droit de partager ? PAS LE DROIT DE PARTAGER ?
Le partage n’est-il pas l’essence même de l’humanité ? La connaissance
ne repose-t-elle pas entièrement sur le partage intellectuel ?
Le ver glissé dans le fruit par Bill Gates commençait à faire son œuvre.
Le monde commençait à souscrire à la philosophie selon laquelle faire de
Bill Gates l’homme le plus riche du monde était une chose plus
importante que le partage de la connaissance. Que la compétition devait
nécessaire venir à bout de la collaboration. Les hackers avaient fini
par enfiler une cravate et se soumettre aux avocats.
S’il ne faisait rien, Richard ne retrouverait plus jamais ses amis, sa
communauté. Bouillonnant de colère, il décida de reconstruire, à lui
tout seul, la communauté hacker. De la fédérer autour d’un projet que
n’importe qui pourrait partager, améliorer, modifier. Que personne ne
pourrait s’approprier.
Il nomma son projet « GNU », les initiales de « GNU’s Not Unix » et
l’annonça sur le réseau Usenet le 27 septembre 1983. Il y a 40 ans
aujourd’hui.
Bon anniversaire GNU.
Après cette annonce, Richard Stallman allait se mettre à réécrire chacun
des très nombreux logiciels qui composaient le système Unix. Tout seul
au début, il créait le système GNU de toutes pièces. Son seul échec fut
le développement d’un noyau permettant de faire tourner GNU sur des
ordinateurs sans avoir besoin d’un système non-GNU. Richard percevait le
problème, car, en plus de coder, il développait la philosophie du
partage et du libre. Il inventait les fondements du copyleft.
En 1991, en s’aidant des outils GNU, dont le compilateur GCC, un jeune
Finlandais, Linus Torvalds, allait justement créer un noyau à partir de
rien. Un noyau qu’il allait mettre sous la licence copyleft inventée par
Stallman.
Mais ceci est une autre histoire…
Lectures suggérées :
====================
* Richard Stallman et la révolution du logiciel libre, par Richard
Stallman, Sam Williams et Christophe Masutti
* The Daemon, the Gnu and the Penguin, par Peter H. Salus
* UNIX, A history and a Memoir, par Brian Kernighan
* Lion’s Commentary on UNIX 6th Edition with Source Code, par John Lions
Lettre ouverte aux utilisateurs d’ordinateurs, par Bill Gates
https://fr.wikipedia.org/wiki/An_Open_Letter_to_Hobbyists
POUR UNE POIGNÉE DE FOLLOWERS
by Ploum on 2023-07-23
https://ploum.net/2023-07-23-pour-une-poignee-de-followers.html
Pour une raison que j’ignore, mon compteur d’abonnés sur Mastodon s’est
emballé et vient de franchir le cap de 6700. Ce chiffre porte une petite
symbolique pour moi, car je ne pense pas l’avoir jamais franchi sur
Twitter.
Ploum sur Mastodon
https://mamot.fr/@ploum
Si mes souvenirs sont bons, j’ai quitté Twitter avec environ 6600
abonnés, Google+ avec 3000 abonnés, Facebook avec 2500, LinkedIn et
Medium avec 1500. Mastodon serait donc le réseau où j’ai historiquement
le plus de succès (si l’on excepte l’éphémère compte Twitter du « Blog
d’un condamné » qui avait attiré plus de 9000 personnes en quelques
jours).
Faut-il être heureux que mon compte Mastodon fasse mieux en six ans que
mon compte Twitter entre 2007 et 2021, date de sa suppression
définitive ?
Où peut-être est-ce l’occasion de rappeler que, tout comme le like, dont
j’ai précédemment détaillé l’inanité, le nombre de followers est une
métrique absurde. Fausse. Et qui devrait être cachée.
Pour l’abolition du like
https://ploum.net/pour-labolition-du-like/index.html
Où l’on sépare les comptes qui comptent de ceux qui ne comptent pas
===================================================================
Les réseaux sociaux commerciaux vous vendent littéralement l’impression
d’être suivis. Il n’y a aucun incitant à offrir un compte correct. Au
contraire, tout est fait pour exagérer, gonfler.
Vos followers sont donc composés de comptes de robots, de comptes de
sociétés qui suivent, mais ne lisent de toute façon pas les contenus, de
comptes générés automatiquement et de toute cette panoplie de comptes
inactifs, car la personne est passée à autre chose, a oublié son mot de
passe ou, tout simplement, est décédée.
Sur Mastodon, mon intuition me dit que c’est « moins pire » grâce à la
jeunesse du réseau. J’y ai déjà néanmoins vu des comptes de robots, des
comptes de personnes qui ont testé et n’utilisent plus Mastodon ainsi
que des comptes doublons, la personne ayant plusieurs comptes et me
suivant sur chacun.
Au final, il y’a beaucoup moins d’humains que le compteur ne veut bien
nous le laisser croire.
Où l’on se pose la question de l’utilité de tout cela
=====================================================
Mais même lorsqu’un compte représente un humain réel, un humain
intéressé par ce que vous postez, encore faut-il qu’il vous lise lorsque
votre contenu est noyé dans les 100, 200 ou 1000 autres comptes qu’il
suit. Ou, tout simplement, n’est-il pas sur les réseaux sociaux ce jour-
là ? Peut-être vous a-t-il vu et lu, entre deux autres messages.
Et alors ?
Je répète en anglais parce que ça donne un style plus théâtral.
So what ?
So feukinne watte ?
Vous êtes-vous déjà demandé à quoi pouvaient bien servir les followers ?
Tous ces autocollants vous invitant à suivre sur Facebook et Instagram
la page de votre fleuriste, de votre plombier ou de votre boulangerie ?
Sérieusement, qui s’est un jour dit en voyant un de ces autocollants
« Cool, je vais suivre mon fleuriste, mon plombier et ma boulangère sur
Facebook et Instagram » ?
Et quand bien même certains le font, certainement tonton Albert et
cousine Géraldine qui n’habitent pas la ville, mais soutiennent la
boulangère de la famille, pensez-vous que ça ait le moindre impact sur
le business ?
À l’opposé, je suis avec assiduité une centaine de blogs par RSS. Je lis
tout ce que ces personnes écrivent. Je réagis par mail. Je les partage
en privé. J’achète également tous les livres de certains de mes auteurs
favoris. Pourtant, je ne suis compté nulle part comme un follower.
Où l’on a la réponse à la question précédente
=============================================
Militant pour le logiciel libre, le respect de la vie privée et le web
non commercial, on pourrait arguer que mon public se trouve, par
essence, sur Mastodon. (et me demander pourquoi je suis resté si
longtemps sur les réseaux propriétaires. Je n’ai en effet aucune
excuse).
Prenons un cas différent.
L’écrivain Henri Lœvenbruck a fermé ses comptes Facebook (29.000
followers), Twitter (10.000 followers) et Instagram (8.000 followers).
Son dernier livre, « Les disparus de Blackmore », promu uniquement
auprès des 5000 comptes qui le suivent sur Mastodon (et un peu LinkedIn,
mais qu’est-ce qu’il fout encore là-bas ?) s’est pourtant beaucoup mieux
vendu que le précédent.
Henri Lœvenbruck sur Mastodon
https://toot.portes-imaginaire.org/@loevenbruck
Faut-il en déduire que les followers ne sont pas la recette miracle tant
louée par… les sociétés publicitaires dont le business model repose à
vouloir nous faire avoir à tout prix des followers ? D’ailleurs, entre
nous, préférez-vous passer quelques heures à vous engueuler sur Twitter
ou à flâner dans un univers typiquement Lœvenbruckien ? (Mystères
lovercraftiens, grosses motos qui pétaradent, vieux whiskies qui se
dégustent et quelques francs-maçons pour la figuration, on sent que
l’auteur de « Nous rêvions juste de liberté » s’est fait plaisir,
plaisir partagé avec les lecteurs et après on s’étonne que le bouquin se
vende)
Si Lœvenbruck a pris un risque dans sa carrière pour des raisons
éthiques et morales, force est de constater que le risque n’en était
finalement pas un. Ses comptes Facebook/Instagram/Twitter ne vendaient
pas de livres. Ce serait plutôt même le contraire.
Dans son livre "Digital Minimalism" et sur son blog, l’auteur Cal
Newport s’est fait une spécialité d’illustrer le fait que beaucoup de
succès modernes, qu’ils soient artistiques, entrepreneuriaux ou
sportifs, se construisent non pas avec les réseaux sociaux, mais en
arrivant à les mettre de côté. Une réflexion que j’ai moi-même esquissée
alors que je tentais de me déconnecter.
L’artiste déconnecté
https://ploum.net/chapitre-8-lartiste-deconnecte/index.html
La conclusion de tout cela est effrayante : nous nous sommes fait
complètement avoir. Vraiment. La quête de followers est une arnaque
totale qui, loin de nous apporter des bénéfices, nous coûte du temps, de
l’énergie mentale, parfois de l’argent voire, dans certains cas, détruit
notre business ou notre œuvre en nous forçant à modifier nos produits,
nos créations pour attirer des followers.
Où l’on se rend compte des méfaits d’un simple chiffre
======================================================
Car, pour certains créateurs, le nombre de followers est devenu une
telle obsession qu’elle emprisonne. J’ai eu des discussions avec
plusieurs personnes très influentes sur Twitter en leur demandant si
elles comptaient ouvrir un compte sur Mastodon. Dans la plupart des cas,
la réponse a été qu’elles restaient sur Twitter pour garder « leur
communauté ». Leur "communauté" ? Quel bel euphémisme pour nommer un
chiffre artificiellement gonflé qui les rend littéralement prisonnières.
Et peut-être est-ce même une opportunité manquée.
Car un réseau n’est pas l’autre. Le bien connu blogueur-à-la-retraite-
fourgeur-de-liens Sebsauvage a 4000 abonnés sur Twitter. Mais plus de
13000 sur Mastodon.
Sebsauvage sur Mastodon
https://framapiaf.org/@sebsauvage
Est-ce que cela veut dire quelque chose ? Je ne le sais pas moi-même. Je
rêve d’un Mastodon où le nombre de followers serait caché. Même de moi-
même. Surtout de moi-même.
Avant de transformer nos lecteurs en numéros, peut-être est-il bon de se
rappeler que nous sommes nous-mêmes des numéros. Que le simple fait
d’avoir un compte Twitter ou Facebook, même non utilisé, permet
d’augmenter de quelques dollars chaque année la fortune d’un Elon Musk
ou d’un Mark Zuckerberg.
En ayant un compte sur une plateforme, nous la validons implicitement.
Avoir un compte sur toutes les plateformes, comme Cory Doctorrow,
revient à un vote nul. À dire « Moi je ne préfère rien, je m’adapte ».
Si nous voulons défendre certaines valeurs, la moindre des choses n’est-
elle pas de ne pas soutenir les promoteurs des valeurs adverses ? De
supprimer les comptes des plateformes avec lesquelles nous ne sommes pas
moralement alignés ? Si nous ne sommes même pas capables de ce petit
geste, avons-nous le moindre espoir de mettre en œuvre des causes plus
importantes comme sauver la planète ?
Où l’on relativise et relativise la relativisation
==================================================
Encore faut-il avoir le choix. Je discutais récemment avec un
indépendant qui me disait que, dans son business, les clients envoient
un message Whatsapp pour lui proposer une mission. S’il met plus de
quelques dizaines de minutes à répondre, il reçoit généralement un
« c’est bon, on a trouvé quelqu’un d’autre ». Il est donc obligé d’être
sur Whatsapp en permanence. C’est peut-être vrai pour certaines
professions et certains réseaux sociaux.
Mais combien se persuadent que LinkedIn, Facebook ou Instagram sont
indispensables à leur business ? Qu’ils ne peuvent quitter Twitter sous
peine de mettre à mal leur procrastin… leur veille technologique ?
Combien d’entre nous ne font que se donner des excuses, des
justifications par simple angoisse d’avoir un jour à renoncer à ce
chiffre qui scintille, qui augment lentement, trop lentement, mais assez
pour que l’on ait envie de le consulter tous les jours, toutes les
heures, toutes les minutes.
Que sommes-nous prêts à sacrifier de notre temps, de nos valeurs, de
notre créativité simplement pour l’admirer ?
Notre nombre de followers.
POURQUOI N’Y A-T-IL PAS DE GOOGLE EUROPÉEN ?
by Ploum on 2023-06-27
https://ploum.net/2023-06-27-un-google-europeen.html
Et pourquoi c’est une bonne chose.
==================================
Google, pardon Alphabet, Facebook, pardon Meta, Twitter, Netflix,
Amazon, Microsoft. Tous ces géants font partie intégrante de notre
quotidien. Tous ont la particularité d’être 100% américains.
La Chine n’est pas complètement en reste avec Alibaba, Tiktok et
d’autres moins populaire chez nous, mais brassant des milliards
d’utilisateurs.
Et en Europe ? Beaucoup moins, au grand dam des politiciens qui ont
l’impression que le bonheur d’une population, et donc ses votes, se
mesure au nombre de milliardaires qu’elle produit.
Pourtant, dans le domaine Internet, l’Europe est loin d’être ridicule.
Elle est même primordiale.
Car si Internet, interconnexion entre les ordinateurs du monde entier,
existait depuis la fin des années 60, aucun protocole ne permettait de
trouver de l’information. Il fallait savoir exactement ce que l’on
cherchait. Pour combler cette lacune, Gopher fut développé aux États-
Unis tandis que le Web, combinaison du protocole HTTP et du langage
HTML, était inventé par un citoyen britannique et un citoyen belge qui
travaillaient dans un centre de recherche européen situé en Suisse.
Mais, anecdote croustillante, leur bureau débordait la frontière et on
peut dire aujourd’hui que le Web a été inventé en France. Difficile de
faire plus européen comme invention ! On dirait la blague européenne
officielle ! (Note: out comme Pluton restera toujours une planète, les
Britanniques resteront toujours européens. Le Brexit n’est qu’une
anecdote historique que la jeune génération s’empressera, j’espère, de
corriger).
La Blague Européenne Officielle
https://ploum.net/la-blague-europeenne/index.html
Bien que populaire et toujours existant aujourd’hui, Gopher ne se
développera jamais réellement comme le Web pour une sombre histoire de
droits et de licence, tué dans l’œuf par la quête de succès économique
immédiat.
Alors même que Robert Cailliau et Tim Berners-Lee inventaient le Web
dans leur bureau du CERN, un étudiant finlandais issu de la minorité
suédoise du pays concevait Linux et le rendait public. Pour le simple
fait de s’amuser. Linux est aujourd’hui le système d’exploitation le
plus populaire du monde. Il fait tourner les téléphones Android, les
plus gros serveurs Web, les satellites dans l’espace, les ordinateurs
des programmeurs, les montres connectées, les mini-ordinateurs. Il est
partout. Linus Torvalds, son inventeur, n’est pas milliardaire et trouve
ça très bien. Cela n’a jamais été son objectif.
Mastodon, l’alternative décentralisée à Twitter créée par un étudiant
allemand ayant grandi en Russie, a le simple objectif de permettre aux
utilisateurs des réseaux sociaux de se passer des monopoles industriels
et de pouvoir échanger de manière saine, intime, sans se faire agresser
ni se faire bombarder de pub. La pub et l’invasion de la vie privée,
deux fléaux du Web moderne ! C’est d’ailleurs en réaction qu’a été créé
le réseau Gemini, une alternative au Web conçue explicitement pour
empêcher toute dérive commerciale et remettre l’humain au centre. Le
réseau Gemini a été conçu et initié par un programmeur vivant en
Finlande et souhaitant garder l’anonymat. Contrairement à beaucoup de
projets logiciels, Gemini n’évolue plus à dessein. Le protocole est
considéré comme terminé et n’importe qui peut désormais publier sur
Gemini ou développer des logiciels l’utilisant en ayant la certitude
qu’ils resteront compatibles tant qu’il y’aura des utilisateurs.
Ma présentation de Mastodon (2017)
https://ploum.net/mastodon-le-premier-reseau-social-veritablement-social/in…
Ma présentation de Gemini (2020)
https://ploum.net/gemini-le-protocole-du-slow-web/index.html
On entend souvent que les Européens n’ont pas la culture du succès. Ces
quelques exemples, et il y’en a bien d’autres, prouvent le contraire.
Les Européens aiment le succès, mais pas au détriment du reste de la
société. Un succès est perçu comme une œuvre pérenne, s’inscrivant dans
la durée, bénéficiant à tous les citoyens, à toute la société voire à
tout le genre humain.
Google, Microsoft, Facebook peuvent disparaître demain. Il est même
presque certain que ces entreprises n’existent plus d’ici quarante ou
cinquante ans. Ce serait même potentiellement une excellente chose. Mais
pouvez-vous imaginer un monde sans le Web ? Un monde sans HTML ? Un
monde sans Linux ? Ces inventions, initialement européennes, sont
devenues des piliers de l’humanité, sont des technologies désormais
indissociables de notre histoire.
La vision américaine du succès est souvent restreinte à la taille d’une
entreprise ou la fortune de son fondateur. Mais pouvons-nous arrêter de
croire que le succès est équivalent à la croissance ? Et si le succès se
mesurait à l’utilité, à la pérennité ? Si nous commencions à valoriser
les découvertes, les fondations technologiques léguées à l’humanité ? Si
l’on prend le monde à la lueur de ces nouvelles métriques, si le succès
n’est plus la mesure du nombre de portefeuilles vidés pour mettre le
contenu dans le plus petit nombre de poches possible, alors l’Europe est
incroyablement riche en succès.
Et peut-être est-ce une bonne chose de promouvoir ces succès, d’en être
fier ?
Certains sont fiers de s’être enrichis en coupant le plus d’arbres
possible. D’autres sont fiers d’avoir planté des arbres qui
bénéficieront aux générations futures. Et si le véritable succès était
de bonifier, d’entretenir et d’augmenter les communs au lieu d’en
privatiser une partie ?
À nous de choisir les succès que nous voulons admirer. C’est en
choisissant de qui nous chantons les louanges que nous décidons de la
direction dès progrès futurs.
LE GÉNOCIDE DU SAC À DOS
by Ploum on 2023-06-20
https://ploum.net/2023-06-20-genocide-sac-a-dos.html
> L’actualité nous semble parfois effroyable, innommable, inhumaine.
L’horreur est-elle absolue ou n’est-elle qu’une question de point de
vue ?
Dans le bunker étanche, les deux scientifiques contemplaient les écrans
de contrôle, les yeux hagards. De longues trainées de sueurs
dégoulinaient sur leur visage.
— C’est raté, dit la première.
— Ça ne peut pas ! Ce n’est pas possible ! Ce voyage dans le temps est
la dernière chance de sauver l’humanité !
— Je te dis que c’est raté. Regarde les caméras de surveillance. Les
robots tueurs se rapprochent. La planète continue à brûler. Rien n’a
changé. Nous sommes les dernières survivantes.
La seconde secouait machinalement la tête, tapotait sur des voyants.
— Ce n’est pas possible. Ça ne pouvait pas manquer. La mission était
pourtant simple. Le professeur tout bébé dans un landau dans une plaine
de jeux. Nous avions même la localisation exacte et la date.
— Il y’avait plusieurs landaus.
— Les ordres étaient clairs. Les tuer tous. Le sort de la planète
dépendait du fait que le Professeur ne puisse pas grandir et créer son
armée de destruction. C’était immanquable.
Derrière les humaines, la porte s’ouvrit et les robots firent leur
apparition, leur silhouette se détachant sur le paysage apocalyptique de
la planète en train de se consumer.
— « Se rendre le 8 juin 2023 au Pâquier d’Annecy et détruire les
organismes dans les landaus de la pleine de jeu. » C’était pourtant pas
compliqué. Comment cela a-t-il pu foirer ?
— Malgré le conditionnement mental, il n’a pas pu, répliqua la première.
Il a hésité une fraction de seconde.
— Tout ça à cause d’un type avec un sac à dos.
— À quoi tient le destin d’une planè…
Elles n’achevèrent pas et s’écroulèrent, mortes, au pied des terrifiants
automates floqués du célèbre logo de l’entreprise d’intelligence
artificielle fondée en 2052 par celui qui s’était fait appeler « le
Professeur ».
DE LA MERDIFICATION DES CHOSES
by Ploum on 2023-06-15
https://ploum.net/2023-06-15-merdification.html
Les vieux ressassent souvent que « c’était mieux avant » et que « tout
se désagrège ». Le trope semble éculé. Mais s’il contenait une part de
vérité ? Et si, réellement, nous étions dans une période où la plupart
des services devenaient merdiques ? Et si le capitalo-consumérime était
entré dans sa phase de « merdification » ?
Le terme original « enshitification » a été proposé par
l’auteur/blogueur Cory Doctorow qui parle quotidiennement du phénomène
sur son blog. Je propose la traduction « merdification ».
Pluralistic, le blog de Cory Doctorow
https://pluralistic.net/
#enshitification sur Mastodon
https://mamot.fr/tags/enshitification
Mais qu’est-ce que la merdification ?
Une histoire de business model
==============================
Dans notre société capitalo-consumériste, il est nécessaire de gagner de
l’argent en proposant un produit pour lequel d’autres sont prêts à
payer. Pour le travailleur, c’est son temps et ses compétences. Pour une
entreprise, c’est souvent plus complexe et trouver un bon business model
est compliqué.
Avec Netscape et la première bulle Internet, fin du millénaire
précédent, est apparue une idée nouvelle : plutôt que de faire un vrai
business model, l’entreprise va simplement tenter de se faire connaître
pour se faire racheter. Soit par une entreprise plus grosse, soit par le
public lors d’une introduction en bourse.
L’avantage est que, contrairement à une véritable entreprise qui vend
des produits, le délai de rentabilité est beaucoup plus court.
Investissez 100 millions dans une entreprise et revendez là 1 milliard
trois ans plus tard !
L’entreprise s’est alors transformée en « startup ». Le but d’une
startup n’est pas de proposer un service à des clients ni de faire des
bénéfices, le but d’une startup est de grossir et de se faire connaître.
L’argent est fourni par des investisseurs qui veulent un retour
important et rapide. Ce qu’on appelle les VC (Venture Capitalists).
L’argent de ces VC va permettre à l’entreprise de grossir et d’attirer
le prochain round de VC jusqu’au jour où l’entreprise est assez grosse
pour attirer l’attention d’un acheteur potentiel. Cette croissance doit
se faire tant en nombre d’utilisateurs que d’employés, les deux étant
les critères qui intéressent les acheteurs. On utilise le terme « acqui-
hire » lorsque le but est de simplement faire main basse sur les
employés, leur compétence et le fait qu’ils sont déjà une équipe soudée.
Auquel cas, le produit vendu par l’entreprise sera purement et
simplement supprimé après quelques mois durant lesquels l’entreprise
acheteuse ne cesse de prétendre le contraire. Exemples historiques :
rachat de Mailbox par Dropbox, du calendrier Sunrise par Microsoft ou de
Keybase par Zoom. Ce qui entraine des situations cocasses comme cet ex-
collègue qui, ayant signé un contrat pour rejoindre Sunrise à New York,
s’est retrouvé, pour son premier jour de travail, dans un bureau
Microsoft à Bruxelles.
Une autre raison pour valoriser une entreprise est son nombre
d’utilisateurs (même gratuits, surtout gratuits). L’idée est de
récupérer une base d’utilisateurs, des données les concernant et,
surtout, de tuer toute éventuelle concurrence. Facebook a racheté
Instagram et Whatsapp pour cette simple raison : les produits devenaient
très populaires et pouvaient, à terme, faire de la concurrence.
Contrairement à une entreprise « traditionnelle », le but d’une startup
est donc de se faire racheter. Le plus vite possible. De lever de
l’argent puis de faire ce qu’on appelle un « exit ».
Dans les programmes de coaching de startup, c’est réellement ce qu’on
apprend : comment « pitcher » à des investisseurs, comment faire des
métriques attractives pour ces investisseurs (les fameux KPI, qui
comprennent le nombre de followers sur Twitter et Facebook, je n’invente
rien), comment attirer des utilisateurs à tout prix (le « growth
hacking ») et comment planifier son exit en étant attractif pour les
gros acheteurs. Faire des slides pour investisseurs est désormais plus
important que de satisfaire des clients.
Les monopoles sont tellement prégnants dans tous les secteurs que, même
dans les écoles de commerce, le but avoué est désormais de faire des
entreprises qui soient « vendables » pour les monopoles. J’ai
personnellement entendu des « faut pas aller dans telle direction, plus
personne ne voudra te racheter après ça ».
Une odeur de Ponzi
==================
Nous avons donc créé une génération de services, en ligne ou non, qui
cherchent la croissance à tout prix sans aucun objectif de rentabilité.
Ne devant pas être rentables, ces services ont forcément écrasé la
concurrence. Uber tente de remplacer les taxis en perdant chaque année
des milliards (oui, des milliards) de dollars fournis par les
investisseurs (l’Arabie Saoudite dans ce cas-ci) et, de l’aveu même de
son rapport annuel aux actionnaires, sans aucun espoir d’être un jour
profitable. Amazon a historiquement fait la plupart de ses livraisons à
perte afin d’empêcher l’apparition d’un concurrent sérieux. Twitter n’a
jamais été profitable.
Ce système ne peut se perpétuer que tant que les investisseurs peuvent
revendre, plus cher, à d’autres investisseurs. C’est le principe de la
pyramide de Ponzi. Forcément, à la fin, il faut bien des pigeons qui
achètent très cher et ne peuvent jamais revendre. Le pigeon idéal reste
le particulier d’où l’objectif ultime d’être un jour coté en bourse.
L’arnaque est savamment entretenue grâce à la présence de milliardaires
qui font rêver tous les apprentis sorciers du business. S’ils sont
milliardaires, c’est que leur business fait des bénéfices plantureux,
non ? Non ! Le premier, Marc Andreessen, est devenu milliardaire en
revendant Nestcape, une société qui n’a jamais gagné un kopeck. Jeff
Bezos n’est pas devenu milliardaire en vendant des livres par
correspondances, mais en vendant des actions Amazon. Elon Musk ne gagne
pas d’argent en vendant des Teslas, mais bien des actions Tesla. On
pourrait même dire que vendre des Tesla n’est qu’une des manières de
faire de l’esbroufe afin de faire augmenter le cours de l’action, ce qui
est le véritable business de Musk (qui a très bien compris que Twitter
était un outil merveilleux pour manipuler les cours de la bourse).
Notons cependant l’originalité de Google et de Facebook. Les deux géants
ont en effet développé un business particulier : le fait de vendre des
« vues de publicité » pour lesquelles ils ont le contrôle total des
métriques. En gros, vous payez ces deux monstres pour afficher X
milliers de publicités et, après quelques jours, vous recevez un message
qui vous dit « Voilà, c’est fait, votre publicité a reçu X milliers de
vue, vous trouverez la facture en pièce jointe » sans aucune manière de
vérifier. Mais cette arnaque-là est une autre histoire.
Revenons à notre pyramide de Ponzi : le problème d’une pyramide de
Ponzi, c’est qu’elle finit tôt ou tard par craquer. Il n’y a plus assez
de pigeons pour entrer dans le jeu. La bourse s’écroule. Les
investisseurs rechignent et les individus ont déjà tous des centaines de
comptes pour une pléthore de services plus ou moins gratuits, soi-disant
financés par la publicité, publicité qui concerne souvent d’autres
services ou produits eux-mêmes financés par la publicité.
La société capitalo-monopolistique rentre alors dans une nouvelle phase.
Après la croissance infinie, voici le temps de passer à la caisse. Après
les promesses, la merdification.
Les techniques de merdification
===============================
Le principe de la merdification est simple : maintenant que les
utilisateurs sont captifs, que les concurrents ont quasiment disparu,
que les business indépendants ont été acculés à la faillite ou rachetés,
on peut exploiter l’utilisateur jusqu’au trognon.
Certains groupes d’investisseurs se sont spécialisés dans ces
techniques. Cory Doctorow les regroupe sous le terme « Private Equity »
(PE). Leur job ? À partir d’un business existant, extraire un maximum
d’argent en un minimum de temps, disons entre deux et cinq ans.
Comment ?
Premièrement, en augmentant les tarifs et en supprimant les programmes
gratuits. Les utilisateurs sont habitués, migrer vers un autre service
est difficile, la plupart vont payer. Surtout si cette hausse est
progressive. L’objectif n’est pas d’avoir de nouveaux utilisateurs, mais
bien de faire cracher ceux qui sont déjà là. On va donc leur pourrir la
vie au maximum : tarifs volontairement complexes et changeant,
rebranding absurdes pour justifier de nouveaux tarifs, blocage de
certaines fonctionnalités, problèmes techniques empêchant la migration
vers un autre service, etc.
En second lieu, on va bien entendu stopper tout investissement dans
l’infrastructure ou le produit. Un maximum d’employés vont être
licenciés pour ne garder que l’équipage minimal, si possible sous-payé.
Le support devient injoignable ou complètement incompétent, la qualité
du produit se dégrade tout à fait.
Bref, c’est la merdification.
C’est destructif ? C’est bien l’objectif. Car la véritable astuce est
encore plus retorse : fort de son historique et de sa réputation, la
société peut certainement obtenir des prêts bancaires. Ces prêts
amèneront une manne d’argent qui permettra de payer… les personnes
travaillant pour le Private Equity (qui se sont arrogés des postes dans
l’entreprise). Certains montages permettent même à l’entreprise de
prendre un emprunt pour se racheter elle-même… aux investisseurs. Qui
récupèrent donc directement leur mise, tout le reste n’étant plus que du
bénéfice.
Une fois que tout est à terre, il ne reste plus qu’à mettre l’entreprise
en faillite afin qu’elle soit insolvable. Les utilisateurs sont, de
toute façon, déjà partis depuis longtemps.
Les conséquences de la merdification
====================================
Si les conséquences pour le client sont évidentes, elles le sont encore
plus pour le travailleur. S’il n’a pas été viré, le travailleur doit
donc désormais travailler beaucoup plus, dans une infrastructure qui
part à vaut l’eau et sans aucune perspective autre que de se faire
insulter par les clients.
Les « faux indépendants » (livreurs Deliveroo, chauffeurs Uber, etc.)
voient fondre leurs marges alors que les règles, elles, deviennent de
plus en plus drastiques et intenables. Le terrifiant spectre du chômage
nous fait prendre en pitié les employés forcés de nous fournir des
services merdiques. Nous les remercions. Nous leur mettons des étoiles
par pitié, parce que sinon ils risquent de se faire virer. Et nous
payons pour un service de merde. En l’acceptant avec le sourire. Ou
alors nous les engueulons alors qu’ils ne peuvent rien faire.
Le phénomène de merdification n’est pas cantonné aux startups Internet,
même s’il y est particulièrement visible. Il explique beaucoup de choses
notamment dans la grande distribution, dans le marché de l’emploi, dans
la disparition progressive des commerçants indépendants au profit de
grandes enseignes. On peut même également le voir à l’œuvre dans le
cinéma !
Il y’a des chances que la plupart des films à l’affiche dans votre
cinéma soient des reprises ou des continuations de franchises
existantes, franchises qui sont exploitées jusqu’au trognon jusqu’à
devenir des sous-merdes. Écrire un scénario est désormais un art oublié
et chaque film n’a plus qu’un objectif : produire une bande-annonce
alléchante. En effet, une fois le ticket acheté et le pigeon assis dans
son siège avec son popcorn, rien ne sert de lui fournir quoi que ce
soit. Il a déjà payé ! Un peu comme si les films n’étaient plus qu’une
version allongée de la bande-annonce. Les séries ne cherchent plus à
construire quoi que ce soit vu que chaque série d’épisodes (même plus
des saisons entières) n’est tournée que si les précédents ont fait un
score minimal de vision. Les histoires sont décapitées avant même de
commencer.
La blogueuse Haley Nahman a d’ailleurs analysé une normalisation des
couleurs des séries et des films qui pourrait être une conséquence de
cette merdification.
« The contagious visual blandness » par Haley Nahman
https://haleynahman.substack.com/p/132-the-contagious-visual-blandness
Réagir
======
Prendre conscience de cette merdification, la nommer est une étape
importante. Et réaliser que ce n’est pas une fatalité. Ce n’est pas
l’incompétence ou la paresse des travailleurs qui est en cause. Il
s’agit d’un phénomène volontaire et conscient destiné à soutirer un
maximum de revenus de notre infrastructure. Il s’agit d’une étape
inéluctable du capitalisme monopolistique dans lequel nous vivons.
Les infrastructures publiques vendues à des entreprises privées ont été
une aubaine incroyable pour les merdificateurs. Oui, prendre le train
est devenu cher et merdique. Parce que c’est l’objectif : empocher un
maximum de bénéfices privés en provenance d’investissements publics. La
merdification est une véritable spoliation des biens publics. Cela même
pour les entreprises privées qui, très souvent, ont obtenu de l’argent
public pour aider à se lancer et à « faire rayonner l’économie de notre
belle région » (dixit le ministre qui a voté le budget). Notons que ce
type de merdification de l’espace public a toujours existé. Zola l’a
parfaitement décrit dans « La curée ».
À titre individuel, il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est tenter
de soutenir les petites entreprises, les commerces indépendants, ceux
qui vivent de la satisfaction de leur clientèle. Et faire attention à ne
pas se laisser enfermer dans des services commerciaux qui, si alléchants
soient-ils, n’ont d’autres choix que de disparaitre ou se merdifier.
Mais ne nous voilons pas la face, ce n’est pas prêt de s’arrêter.
Certains psychopathes semblent avoir comme objectif de merdifier la
planète entière pour accroitre leur profit. Et, jusqu’à présent, rien ne
semble pouvoir les arrêter.
Photo par Denny Müller sur Unsplash, un service en cours de
merdification
https://unsplash.com/photos/IYT-LO79O78
IL N’EST PLUS POSSIBLE DE FAIRE DE LA PHILOSOPHIE SANS FAIRE DE LA
SCIENCE-FICTION
by Ploum on 2023-06-10
https://ploum.net/2023-06-10-philosophie-sf.html
Au détour d’une conversation à Épinal, l’auteur et philosophe Xavier
Mauméjean me glissa cette phrase curieuse : « Aujourd’hui, il n’est plus
possible de faire de la philosophie sans faire de la science-fiction ».
Interpelé, je retournai des jours durant cette phrase dans mon esprit
avant que l’évidence ne m’apparût.
Le présent a l’épaisseur mathématique d’une droite, la consistance d’un
point. Il est insaisissable, mouvant. À ce titre, il n’existe pas de
littérature du présent. L’humain ne peut écrire que sur deux sujets : le
passé et le futur. Les deux étant complémentaires.
Lire sur le passé nous édifie sur la nature humaine, sur notre place
dans le monde, dans la civilisation. Cela démystifie, et c’est
essentiel, notre univers. Le passé nous enseigne les lois scientifiques.
Se projeter dans le futur nous fait réfléchir aux conséquences de nos
actes, nous fait peser nos choix. Or il n’y a pas de littérature du
futur sans imaginaire. Le futur n’est, par définition, qu’imagination.
Un imaginaire qui obéit à des lois, les lois scientifiques susnommées.
Réfléchir au futur, c’est donc faire de la science-fiction.
La science-fiction, sous toutes ses formes, est la clé de notre capacité
d’influencer le monde, l’essence même de notre survie.
Mais attention aux étiquettes. Il serait tentant de penser qu’un livre
se passant dans le passé parle du passé et un livre se passant dans le
futur parle du futur. C’est bien entendu simpliste et trompeur. Tant de
livres historiques nous emmènent à réfléchir à notre futur, à notre être
et à notre devenir. Un livre peut se passer en l’an 3000 et ne brasser
que du vent.
Malgré son importance vitale, la science-fiction a toujours mauvaise
presse, est reléguée aux étagères les moins accessibles des librairies,
est rejetée par les lecteurs.
Refuser l’étiquette « science-fiction » n’est-il pas le symptôme d’une
peur de se projeter dans le futur ? D’affronter ce qui nous semble
inéluctable ? Mais tant que nous aurons de l’imagination, rien ne sera
inéluctable. Le futur n’a qu’une constante : il est la conséquence de
nos actions.
Pour reprendre les mots de Vinay Gupta, le futur est un pays étranger.
Un pays vers lequel nous nous contentons aujourd’hui d’envoyer nos
déchets, un pays dont nous tentons de détruire les ressources, comme si
nous étions en guerre. Un pays où vivent nos enfants.
Peut-être est-il temps de faire la paix avec le futur. D’entretenir de
bonnes relations diplomatiques. Des relations épistolaires qui portent
un nom : la science-fiction.
Mais peut-être ce nom est-il trompeur. Peut-être que la science-fiction
n’existe pas. Peut-être que toute littérature est en soi, un ouvrage de
science-fiction.
On ne peut écrire sans philosopher. On ne peut philosopher sans faire de
la science-fiction. On ne peut être humain sans faire la paix avec le
futur.